Dominique Pasquier peut être en quelque sorte considérée comme la « première sitcomologue française ». Chercheur au CNRS et enseignante en sociologie des médias à l’Institut d’Études politiques de Paris, elle s’attaque dans les années 90 au phénomène « sitcoms AB » Sa démarche est pour nous remarquable, car elle s’attache à étudier non pas la (mauvaise) qualité de ces programmes, mais l’utilisation qu’en fait la jeunesse. Elle peut ainsi démonter la légende noire dont on affuble encore régulièrement les sitcoms AB, celle qui prétend que ces séries abrutissantes auraient perverti notre belle jeunesse.
« Si l’on pose un regard d’adulte sur la série, il est extrêmement difficile de comprendre le succès qu’elle a rencontré auprès des jeunes téléspectateurs »
En effet comme le rappelle Dominique Pasquier, il y a un réel buzz sitcom au début des années 90 : « Les performances d’audience sont tout à fait exceptionnelles, puisque certains épisodes rassemblent jusqu’à 90% des téléspectateurs de 4 à 14 ans présents devant leur poste. » Mais ce succès provoque de sérieuses dissensions au sein de la société française, des médias et surtout dans la cellule familiale : « Très vite, des conflits ont commencé à apparaître dans les familles (…), les parents et les enseignants sont partis en campagne contre Hélène et les Garçons, au nom d’ailleurs d’arguments bien différents de ceux utilisés habituellement à l’encontre des programmes du petit écran. La série n’est ni violente, ni crue, elle ne pouvait donc être accusée de rendre les enfants agressifs ou de les choquer. Au contraire, le principal reproche qu’on pouvait lui adresser était de ne pas montrer la vie telle qu’elle est, et de mettre en scène un monde trop rose, sans conflits, sans problèmes. »
Les médias, comme nous l’avons déjà souligné dans un article précèdent, ont été unanimes pour critiquer les sitcoms AB. Le principal reproche adressé vise la question de la sexualité, ou plus précisément l’absence de sexe dans ces programmes : « Ici [dans une sitcom AB], même à 20 ans passés, on se contente de flirter. Et quand quelqu’un assiste à un échange de baisers dans un recoin de la cafèt’, c’est sans hésiter qu’il s’exclame : ne vous gênez pas tous les deux ! », écrit Télérama à l’époque.
« C’est du point de vue des enfants qu’il faut analyser la série »
Pour Dominique Pasquier, au contraire, il faut analyser les séries AB sous un autre angle, et se poser les bonnes questions. Elle affirme en introduction de son livre, « qu’il apparaît à la lecture des articles qu’aucun des journalistes n’a regardé suffisamment _ ou avec suffisamment d’attention _ les épisodes pour s’être aperçu que les héros de la série étaient présentés comme ayant une vie sexuelle, non montrée à l’écran, certes, mais néanmoins évoquée dans les dialogues, ne serait-ce qu’à travers de nombreuses allusions à la nécessité de porter des préservatifs (…); Ainsi, si l’on pose un regard d’adulte sur la série, il est extrêmement difficile de comprendre le succès qu’elle a rencontré auprès des jeunes téléspectateurs. »
En véritable anthropologue, Dominique Pasquier propose d’analyser les séries AB en se débarrassant de nos jugements de valeurs d’adultes. Elle rappelle que nos catégories de jugements ne sont pas les mêmes que celles des jeunes. Déjà David Buckingham avait montré que les éléments violents à la télévision ne sont pas forcements ceux qui ont un impact le plus émotionnel. Dominique Pasquier se place de ce fait sous l’angle de vue des enfants : « Pour les enfants, Hélène et les Garçons parle de ce qui est le plus important à ce moment là de leur vie : les relations entre les sexes. Elle en parle d’une manière qui répond à leurs attentes (…), c’est donc du point de vue des enfants qu’il faut analyser la série. Ce qui suppose de suspendre tout jugement de valeur et de prendre au sérieux ce qu’elle peut nous apprendre non seulement sur la relation des jeunes à la fiction télévisuelle, mais aussi et surtout sur la manière dont ils utilisent la télévision pour repenser le monde qui les entoure. »
« Une analyse sur trois dispositifs d’enquête différentes : une analyse des courriers envoyés par des fans, un questionnaire diffusé auprès de collégiens et de lycéens, et des observations dans les familles »
Pour accomplir cette démarche, Dominique Pasquier utilise les outils et méthodes de la sociologie quantitative et qualitative. En effet, elle procède par « une analyse sur trois dispositifs d’enquête différentes : une analyse des courriers envoyés par des fans, un questionnaire diffusé auprès de collégiens et de lycéens, et des observations dans les familles. »
Mais le travail de chercheur de la sociologue ne vas pas être facile. Eh oui, voir une sociologue estampillée « CNRS » débarquer dans le petit monde d’AB productions n’a pas vraiment fait plaisir à grand monde. Il faut avoir à l’esprit que l’intelligentsia de l’époque tirait à boulets rouges sur le Club Dorothée. Une sociologue s’attaquant au phénomène AB ne pouvait être qu’un coup fourré, un cheval de Troie.
« Le producteur fut alors sans doute agréablement surpris de voir que mon objectif n’était pas de porter un jugement sur la série, mais de comprendre pourquoi elle suscitait un tel phénomène de société, ce dont j’essayais pourtant de le convaincre depuis le début »
Dominique Pasquier raconte ce véritable parcours du combattant : « Le courrier des fans occupait une place centrale, avec des milliers de lettres envoyées par des enfants aux comédiens de la série, et tout particulièrement à l’héroïne de celle-ci, Hélène Rollès. L’accès à ce courrier a été long et difficile (…); j’avais interviewé l’un des deux producteurs de la série en octobre 1993 et à cette occasion lui avais demandé de me laisser travailler sur les lettres en lui expliquant la nature scientifique du projet. Il était a priori réticent, car la campagne de presse était alors très virulente et il craignait que je n’aie un usage des courriers qui aille en ce sens. En même temps il ne voulait sans doute pas avoir l’air de m’interdire de regarder le contenu des lettres. Il prit donc une attitude dilatoire, et me dit qu’il devait en discuter avec l’autre producteur et avec Hélène Rollès. La porte n’était pas fermée, mais elle n’était pas non plus ouverte. Pendant six mois, j’ai multiplié les appels téléphoniques et les lettres, lui réitérant ma demande. Sans effet jusqu’en avril 1994, date à laquelle j’ai été interviewée brièvement dans un reportage d’« Envoyé Spécial », consacré au phénomène Hélène et les Garçons. J’y développais l’idée du rôle que jouait la série dans l’apprentissage des rôles hommes/femmes chez les préadolescents. Le producteur fut alors sans doute agréablement surpris de voir que mon objectif n’était pas de porter un jugement sur la série, mais de comprendre pourquoi elle suscitait un tel phénomène de société, ce dont j’essayais pourtant de le convaincre depuis le début. Le lendemain de la diffusion du reportage, il m’appelait pour me proposer de venir travailler sur les courriers si je le souhaitais toujours. »
On se doute que le producteur en question est Jean-Luc Azoulay, qui aura donc réussi à manipuler aussi une sociologue !
« En 1993, lors de l’apogée de la série, près d’un millier de lettres chaque jour, de France et de l’étranger sont écrites »
Dominique Pasquier finit ainsi par trouver sa place dans ce grand bordel qu’est la maison AB prod’ au milieu des 90’s : « Ma présence est devenue plus naturelle (…), j’ai eu l’occasion de discuter avec des interlocuteurs très différents, journalistes du fanzine, attachés de presse, réalisateurs et techniciens travaillant sur les tournages, responsables de produits dérivés, scénaristes…etc. A la fin le climat de confiance était tel que je ne passais plus qu’une fois par semaine récupérer les courriers arrivés entre-temps et discuter autour d’un café avec les uns ou les autres. J’étais accueillie par cette phrase : Tiens ! Voilà la sociologue ! »
Pour ce qui est du corpus, selon Dominique Pasquier, « il a été très difficile à traiter car très volumineux. En 1993, lors de l’apogée de la série, près d’un millier de lettres chaque jour, de France et de l’étranger sont écrites par des enfants d’âges différents, et elles parlent aussi bien de la série que de la vie des correspondantes, le tout de façon extrêmement onirique. La relation épistolaire ne passe pas seulement par des mots écrits, elle s’accomplit aussi à travers une mise en forme. On pourrait presque dire une mise en images de ces mots. Il y autant à regarder qu’à lire. »
Mais qui écrivent ces lettres et pour quelles raisons ? Dominique Pasquier affirme tout d’abord que « ce sont des filles, dans 90% des cas. Les lettres proviennent dans leur immense majorité des communes rurales ou semi-rurales. Les filles sont jeunes, ce qui explique, en partie, une orthographe balbutiante et une écriture manuscrite encore malhabile. Elles sont d’ailleurs conscientes de ces lacunes et il est rare que la lettre ne se termine pas par un P.S repenti : excuse les fautes d’orthographe, lui-même bourré de fautes sur le mot orthographe (…), certaines ne manquent d’ailleurs pas de charme : « en chair et en noce », « une insistance sociale », « en instant de divorces », les « jeveux » pour cheveux, le « chaud bise » pour le show biz. »
« Les enfants ne sont pas dupes ou mystifiés, comme on l’a trop souvent dit, ils savent que les choses sont destinées à se passer comme elles se passent à l’écran, du comportement d’un personnage au happy end »
Ensuite, la sociologue analyse ce besoin d’envoyer une lettre : « Écrire une lettre est un acte qui n’a rien de routinier pour ces jeunes correspondantes. Elles s’y sont préparées en cherchant les mots qu’il fallait et en s’appliquant de leur mieux. Elles sont nombreuses à confier que le temps qu’elles ont passé à écrire leur lettre a été un moment de grande émotion. » C’est en effet tout un rituel, avec ses codes, ses espoirs, mais aussi ses craintes : « La relation épistolaire avec Hélène est ambivalente. D’un côté, les correspondantes ont le sentiment qu’Hélène se soucie de savoir qui elles sont, et même qu’elle a peut-être envie de faire leur connaissance. Elle n’est donc pas perçue comme un être inaccessible ou indifférent. En même temps, elles savent que leur lettre n’aura certainement pas de réponse. »
Au final l’étude de ce matériau permet à Dominique Pasquier de tirer quelques conclusions surprenantes : « Tous ces courriers ébranlent un certain nombre d’a priori sur la relation des enfants à la télévision. A commencer par ceux qui leur prêtent la naïveté de ne pas savoir que ce qu’ils regardent est bel et bien une fiction créée pour la télévision (…); ces jeunes correspondantes savent qu’elles regardent un programme de fiction télévisuelle qui a été fabriqué par des professionnels et qui est joué par des acteurs. »
Et la sociologue enfonce le clou : « Les enfants ne sont pas dupes ou mystifiés, comme on l’a trop souvent dit (…), ils savent que les choses sont destinées à se passer comme elles se passent à l’écran, du comportement d’un personnage au happy end. » Il ne faut donc pas poser la question de la mystification, à la manière de Liliane Lurçat, mais celle des dispositifs. Pasquier reprend ici les analyses de Roger Chartier sur l’histoire de la lecture : « Il n’est pas de compréhension d’un texte qui ne dépende des formes dans lesquelles il atteint son lecteur (…), il faut distinguer la « mise en texte », c’est-à-dire les conventions littéraires et les techniques narratives de la « mise en livre », soit l’ensemble des dispositifs matériels utilisés par l’éditeur. Chartier souligne aussi que les opérations de construction du sens sont affectées par les manières de lire, seul ou en groupe, à haute voix ou silencieusement. L’appropriation par le lecteur est guidée par l’ensemble de ces éléments qui, chacun à leur manière, contrôlent les mécanismes de la réception et génèrent des communautés de lecteurs. »
« Hélène et les Garçons a trouvé sa place dans la vie de l’enfant à la sortie de l’école, parvenant à tisser un réseau social immense, composé à la fois de proche et d’inconnus »
Pour Dominique Pasquier, on peut appliquer ces analyses sur les sitcoms AB, en parlant de « mise en télévision ». En étudiant les courriers, elle voit un « véritable guidage qui s’opère par les conventions de fabrication, les techniques narratives et les manières de regarder la télévision. Tous ces processus, qui sont parfaitement familiers aux jeunes téléspectateurs, constituent un cadre très rigide qui contraint la construction des interprétations. Le risque n’est pas de confondre la fiction avec la réalité, mais d’être face à un produit culturel qui suppose une forte soumission aux structures narratives proposées. Et les jeunes téléspectateurs sont sans doute particulièrement soumis car ils ont besoin, plus que d’autres, de repères simples pour s’orienter dans la narration. »
C’est ainsi, pour paraphraser Umberto Eco, qui l’analysait à propos de la littérature populaire, dire que la télévision est une forme culturelle qui ne met jamais ses téléspectateurs en « déroute ».
Mais la sociologue apporte une nuance de taille qui relance le débat sur l’impact de la télévision sur notre belle jeunesse : « Il apparaît que le téléspectateur parvient à récupérer sur la scène sociale une bonne partie de l’autonomie que ne lui concède guère le moment même de consommation (…), il peut y avoir de la distance, de l’ironie, du jeu. Et même celles qui ont envie de prendre l’histoire au pied de la lettre, les fans, en ont, un usage qui échappe au produit télévisuel. » Ainsi, on est loin de l’image de hordes de jeunes zombies abrutis devant leur télévision, gobant sans discontinuer les interminables émissions du Club Dorothée. Dominique Pasquier ne le dit pas autrement lorsqu’elle écrit que, « ce qui différencie la télévision des autres médias de masse, c’est qu’elle offre d’emblée une expérience collective, en étant un formidable support pour des interactions qui débordent largement les programmes eux-mêmes. » Ainsi, toujours selon elle, « la télévision a la capacité de créer des mondes sociaux, de susciter à domicile des engagements collectifs (…); ce programme attendu [Hélène et les Garçons] connu d’avance, qui a trouvé sa place dans la vie de l’enfant à la sortie de l’école, parvient à tisser un réseau social immense, composé à la fois de proche et d’inconnus. »
« Hélène, incarnation vivante de la petite provinciale qui a réussi une carrière fulgurante dans le monde du spectacle parisien, est la mieux placée pour écouter et comprendre la douleur que l’on peut ressentir »
Pour étayer cette argumentation, Dominique Pasquier dévoile dans son livre de nombreuses lettres, sorte d’artefacts dans lesquels elle puise à la source même du fan de base. Ce sont des lettres souvent touchantes, parfois drôle, de temps en temps pathétiques. Notre sociologue est catégorique : « Les enfants qui écrivent à Hélène sont tout à fait conscients de la machine industrielle qui permet à leur série d’exister (…), dès l’enveloppe, on écrit à une personne civile, dont on précise le nom, aux bons soins d’une maison de production qui est chargée de gérer sa carrière d’acteur. Cette maison occupe un lieu géographique précis (la Plaine Saint-Denis). » Les enfants sont donc loin d’être naïfs. Ils ont conscience de l’existence de scénaristes, de producteurs. Du coup, ils savent aussi qu’il y a une part de rêve dans la démarche épistolaire : « La télévision c’est le centre et le centre c’est Paris (…), écrire c’est déjà dire : je suis là, où les choses ne se passent pas. Il faut se sentir loin pour écrire et le geste épistolaire réduit cet éloignement. »
Mais la particularité d’Hélène, c’est d’être tout de même accessible, et surtout, une jeune femme en qui la jeune fille lambda peut s’identifier : « Hélène, incarnation vivante de la petite provinciale qui a réussi une carrière fulgurante dans le monde du spectacle parisien, est la mieux placée pour écouter et comprendre la douleur que l’on peut ressentir (…), La fan est loin d’un centre physique, Paris, mais ce centre symbolise bien d’autres choses : la mode, la télévision, le show business. Et c’est pour cette raison qu’elle draine tous ces courriers venus des villages et des bourgs. ‘A la poste, pense à envoyer ta lettre du côté Autre Destinations’, écrit Sabrina, 10 ans. » C’est pourquoi on peut recenser dans les courriers adressés à Hélène des invitations à des anniversaires, ou encore de nombreuses confidences et déclarations d’amitié éternelle.
Et qu’en est-il de la réception des lettres ? Dominique Pasquier présente par ses recherches un témoignage direct inédit : « Dans cette maison de production, il y a des employés qui ouvrent les lettres adressées à Hélène : les enfants le savent depuis qu’ils ont vu un reportage dans « Envoyé Spécial » sur le service du courrier d’AB Productions. Ils ont même appris à cette occasion que les photos dédicacées qui sont parfois envoyées en retour ne sont pas forcément signées par Hélène en personne : ‘On m’a dit que c’était les secrétaires qui signaient mais je voudrais que ce soit toi’, peut-on lire sur une lettre (…). Malgré l’importance du service courrier d’AB Production _ cinq employés à plein temps _ unique en son genre chez les producteurs de télévision français, il n’était pas fait de réponse aux lettres adressées aux comédiens des séries. Le service du courrier avait en effet pour mission principale de gérer les adhésions au Club Dorothée et les commandes de produits dérivées. Toutefois, les correspondantes qui avaient envoyé une enveloppe timbrée à leur adresse recevaient en retour une photo dédicacée (dédicace non manuscrite bien sûr). Il faut signaler aussi que certains des comédiens, soit des débutants, soit des seconds rôles, prenaient le temps de passer prendre leur courrier et de répondre personnellement à certaines lettres. Mais ce n’était pas le cas des comédiens les plus importants et les plus populaires, dont on voit mal de toute façon comment ils auraient pu gérer seuls autant de réponses. Rappelons qu’Hélène Rollès a reçu jusqu’à mille lettres par jour. En réalité les courriers étaient surtout utilisés par le producteur comme un instrument de mesure de la popularité d’un comédien ou d’une série nouvellement lancée à l’antenne : chaque matin, les lettres de chacun étaient comptées et à la fin de semaine, ce relevé, sorte d’Audimat maison, était déposé sur le bureau du producteur qui pouvait alors prendre la décision de donner un rôle plus important à un comédien ou au contraire de réduire les cachets d’un autre.
Il semble aussi que dans les débuts d’Hélène et les Garçons le contenu des lettres ait été lu avec plus d’attention qu’il ne l’a été par la suite, ou du moins certainement pendant la période où je travaillais moi-même sur les courriers au sein de la maison de production.
J’ai d’ailleurs pu observer les réactions épistolaires du public à une nouvelle série lancée par le même producteur, Les Filles d’à côté, et constaté avec grand intérêt qu’il y avait un consensus fort chez les spectateurs : deux des personnages de la série, qui n’étaient ni l’un ni l’autre des comédiens déjà connus du grand public et n’avaient pas les premiers rôles, totalisaient à eux seuls près des trois quart des lettres. »
« La machine AB »
Toutefois, la présence de ce « barrage de secrétaires, nommée « machine AB » par Rébecca, 9 ans », ne dissuade pas d’envoyer une lettre. Comme le souligne Pasquier, « le décalage entre l’identification, souvent pertinente, de la répartition des tâches et les incertitudes qui planent sur la manière dont interagissent les professionnels au sein de l’univers télévisuel est très frappant. » Les jeunes savent qu’il y a des scénaristes : « Ils ont souvent un même nom. Plusieurs correspondantes félicitent Emmanuelle Mottaz ou Jean-Luc Azoulay pour leurs derniers épisodes, d’autres envoient un projet d’épisode rédigé en demandant un avis ou des conseils. » Ces scénarios spontanés sont intéressants, non pour ce qu’ils racontent, mais « parce qu’ils montrent à quel point les contraintes des règles d’écriture sont intériorisées (…), il ne s’agit pas de faire une œuvre d’imagination mais bel et bien de rendre une copie aussi fidèle que possible à l’originale. »
Néanmoins, le principal reproche pour les jeunes qui écrivent à propos du scénario est le manque de personnages préadolescents, qui est perçu comme l’un des principaux obstacles à une carrière de comédien. Les sitcoms AB sont donc ressenties comme des séries qui ont des qualités… et des défauts : « Le consommateur a son mot à dire sur ce qu’il pense du produit, même s’il n’a que 10 ans (…), on émet des encouragements, des critiques ou des suggestions, voire qu’après tout on écrirait aussi bien les histoires que lui. »
Les sociologues y voient ici dans cette entreprise de pré-domestication de la télévision une clé de la relation du téléspectateur au petit écran. Ainsi le personnage de Bénédicte, dans la série faible avec son amoureux, est en quelque sorte excusé : « Tu joues très bien ton rôle, mais c’est dommage car tu as toujours le mauvais rôle en ce qui concerne ton amour pour José. Pourvu que le rédacteur des textes change de victime. »
Du coup on se permet d’interpeller les producteurs pour influer le cours des événements de la série : « Le producteur, c’est l’homme qui tire les ficelles des comédiens ; Il peut recruter des nouveaux acteurs et en remercier d’autres. Il peut aussi et surtout les faire changer de série ». Dans une lettre collective, on peut lire cet appel déchirant : « Chers producteurs, nous sommes une bande d’amies désespérées. Oui, le mot n’est pas trop fort. On en a assez que tous nos acteurs préférés s’en aillent; nous avons appris que Lætitia Gabrielli n’allait plus jouer dans Hélène et les Garçons mais dans les Filles d’à côté. Nous on adore Lætitia et Hélène et les Garçons. Tous nos acteurs préférés sont partis, il y a eu d’abord Cathy Andrieu et David Proux, ensuite Rochelle Redfield et Sébastien Roch et maintenant Lætitia. Faites quelque chose je vous en prie (signée Carole et ses amies, Var). »
Étant donné que l’interprétation du programme ne se construit pas sur des individus, mais sur une histoire qui tient par les relations que les personnages entretiennent les uns avec les autres, « le moindre changement suscite une immense agitation chez les fans, et les perturbe durablement. »
« Nathalie ne nous plaît pas. On veut qu’elle change ou qu’elle disparaisse »
Mais le plus intéressant reste cette suite de lettres que Dominique Pasquier, dans laquelle on peut voir que les fans peuvent démonter les artifices narratifs des sitcoms AB et prendre quand même un certain plaisir à la regarder tous les jours.
La lettre de Fabrissa, 13 ans, Seine-et-Marne en est un exemple significatif : « Chers producteurs, je regarde tous les jours la série Hélène et les Garçons et j’en ai discuté avec mes amies. Nous avons des remarques et des suggestions :
– les acteurs prennent trop rapidement leur douche, ils ne finissent jamais leur consommation à la cafèt’, ils ne les payent jamais, et on n’a pas l’impression qu’ils avancent dans leurs études.
– on voudrait qu’il y ait des vrais baisers, qu’on ait l’impression qu’ils s’emballent et des scènes d’amour.
– Nathalie ne nous plaît pas. On veut qu’elle change ou qu’elle disparaisse (sic). Hélène et Nicolas restent trop fidèles. Ils ont une vie trop parfaite.
Voilà nos suggestions. Pourriez-vous nous répondre pour me dire ce que vous pensez et si vous avez l’intention de modifier certaines choses. »
Il y a ainsi un sentiment assez généralisé d’être dupé, parfois agréablement, parfois négativement, par les dispositifs de la fiction télévisuelle. On peut lire dans une lettre : « Les sitcoms ne me dérangent pas mais voir de temps en temps du paysage _ du vrai paysage _ ne ferait pas de mal. »
Dominique Pasquier rappelle avec pertinence la fonction du décor dans les sitcoms AB : « Hélène et les Garçons est tournée dans un studio de cinq décors: la chambre des filles (où elles discutent des garçons), la chambre des garçons (où ils discutent des filles), la cafèt’ (où toute la bande se retrouve et se mesure aux challengers amoureux extérieurs au groupe), le garage (un lieu où les garçons sont censés jouer de la musique, mais qui est en réalité, le lieu des échanges de baisers en couple), et la salle de sport (où les filles, et parfois quelques garçons, discutent de leur corps). Dans la série, chaque décor occupe donc une fonction narrative spécifique que les spectateurs connaissent très bien: ils savent ce qu’il va être dit par quel personnage et dans quel lieu (…), le décor intervient donc comme un déclencheur d’interprétation, une sorte de guide pour prévoir la suite de l’histoire (…), il est une scène avec ses règles dramaturgiques particulières. »
La fan, elle, maîtrise les décors. Mais finit par se lasser et demande des changements. Les fans saluent l’apparition du Nelly’s, « une fausse discothèque qui permettait d’introduire des intrigues sur l’ivresse et les mauvaises fréquentations _ ce qui était impossible dans la cafétéria où l’on ne pouvait boire que des sodas et rencontrer des mannequins. » Mais les critiques sur le mode de vie des personnages des sitcoms AB et des décors irréalistes sont unanimes chez les collégiens et les lycéens: « Où est-ce qu’ils ont trouvé une chambre pour trois avec une salle de bain » ; « Il faudrait qu’on demande au proviseur de nous installer la même cafétéria avec des boissons gratuites et des mannequins qui se baladent » ; « Ils ne vont jamais en cours, ils ne sortent jamais dehors et leurs locaux sont toujours propres. On l’impression que la vie est toute rose et qu’à part les histoires d’amour c’est leurs seuls problèmes. »
« On écrit pour dire qu’on trouve Hélène et Nicolas trop sages, ils n’ont pas assez de problèmes »
Enfin, ce sont les personnages des sitcoms AB qui occupent, à l’instar des décors, une fonction narrative spécifique et identifiée comme telle par les jeunes téléspectateurs : « Chacun à sa place dans la grammaire amoureuse : Bénédicte est la femme trompée, José le dragueur impénitent, Sébastien le faible qui se laisse manipuler par les femmes, Johanna la passionnée, Laly l’allumeuse, Cricri le macho, etc. Dans cet univers houleux, où les couples sont construits selon un double principe d’opposition et de complémentarité, Hélène et Nicolas incarnent la fidélité et la stabilité. »
Les personnages répètent ainsi non seulement des situations mais aussi leurs attitudes face à ces situations. Pasquier cite à juste titre John Ellis, lorsqu’il disait que « les héros de séries n’ont pas de mémoire, ils se comportent à chaque épisode comme s’ils n’avaient tiré aucune expérience des événements qui leur sont arrivés dans les épisodes précédents. »
Cette grammaire est parfaitement intégrée par les téléspectateurs, mais cela suscite des sentiments ambivalents : « Savoir qu’un personnage occupe une fonction précise accroît évidemment le pouvoir prédictif de celui qui regarde la série : il y a des règles de conduite qui permettent d’anticiper le déroulement des intrigues (…), cela rassure les plus jeunes, comme le ferait une histoire déjà connue, et permet aux plus âgés de regarder la série en s’en moquant, évitant ainsi de passer pour des téléspectateurs crédules. » Mais cette répétition des comportements engendre quelques frustrations, surtout lorsque le héros est condamné à une bonne conduite sans faille. Bénédicte toujours victime et Hélène toujours parfaite, finissent par lasser : « On écrit pour dire qu’on trouve Hélène et Nicolas trop sages, ils n’ont pas assez de problèmes. »
Toutefois, lorsque Hélène trompe Nicolas avec Thomas Fava dans un épisode de l’année 1993, c’est un torrent de lettres de fans qui atterrit dans le bureau du producteur. Ainsi d’après Dominique Pasquier, « pour la première fois, la conformité d’un personnage à sa définition dans la structure narrative apparaît être un élément fondateur de la relation du fan au programme. Les producteurs l’ont d’ailleurs compris comme cela, et n’ont plus jamais ensuite cherché à renouveler l’expérience. »
« Les producteurs des contenus sont liés par les cadres interprétatifs qu’ils ont eux-mêmes contribué à forger au départ du côté du public »
Mais un autre cas de transgression sur le personnage d’Hélène est à relever : une série de trois épisodes en 1994 dans lesquels Hélène était droguée à son insu _ évidemment par le même « méchant » Thomas Fava qui l’avait séduite auparavant. L’idée était de répondre à la concurrence des séries plus réalistes lancées par la deuxième chaîne, et notamment Seconde B qui mettait en scène la vie de jeunes lycéens dans une banlieue difficile. La tentative a avorté : TF1, inquiète des possibles réactions de son public, en a interdit la diffusion. Pourtant Beverly Hills, une autre série pour adolescents diffusée par la même chaîne à l’époque, avait fondé plusieurs épisodes sur des histoires de drogue, ce qui montre bien que le problème n’était pas tant de parler de drogue dans une série pour ado sur TF1 que d’employer le personnage d’Hélène à contre-rôle. On voit donc bien l’effet en boucle qui s’opère. Les producteurs des contenus sont liés par les cadres interprétatifs qu’ils ont eux-mêmes contribué à forger au départ du côté du public.
Les fans ne sont donc pas plus crédules que les autres téléspectateurs des séries AB. C’est même le contraire, ils savent ce qui va se passer dans la série grâce à leur connaissance des mécanismes des sitcoms. Ce que retient Dominique Pasquier, c’est que « les fans sont des téléspectatrices beaucoup mieux informées que les autres (…), elles connaissent les noms des producteurs, les dates et lieux de tournages. Elles savent aussi beaucoup de choses sur les personnes civiles qui incarnent les personnages. Paradoxalement, le fan s’intéresse moins à ce qui se passe dans la série qu’à ce qui se passe ne dehors de celle-ci. »
Ainsi, la fan habituelle, une fille entre 8 et 14 ans, habitant en province, souvent dans un milieu rural, écrit donc à une personne civile qu’elle distingue bien du personnage qu’elle a vu à l’écran. La sociologue met l’accent sur la situation des « méchants », qui montre bien la complexité de la position des fans sur l’articulation entre les rôles à l’écran et la vie réelle. Pour les deux « méchants » de la sitcom _ joués de plus de manière caricaturale à la manière des soap opéras _ Nathalie, la peste et Thomas Fava, le producteur séropositif, il n’y a pas vraiment d’ambiguïté entre les personnages et les comédiens.
« Savoir tout sur Hélène est un véritable travail et demande une vigilance de tous les instants »
Le personnage d’Hélène en tant que fille ordinaire, est lui une construction d‘AB, notamment par la presse. La sociologue explique ce processus : « Les producteurs de la série l’ont bien compris. En 1992 ils ont lancé un magazine mensuel, Télé Club Plus, tiré à 200 000 exemplaires, qui leur permet de diffuser toutes sortes d’informations sur la vie privée des comédiens. Dans ce fanzine, on parle peu des séries elles-mêmes car ce n’est pas l’objectif poursuivi. La série est faite pour être regardée, le fanzine, lui, est au contraire destiné à annuler l’effet de distance que peut créer la télévision. Il obéit à une double stratégie : fusionner la personne avec le personnage d’un côté, rendre cette personne proche de son public de l’autre. »
Dominique Pasquier note avec malice que les auteurs des articles font bien leur travail : « Laly est aussi gourmande dans la vie que dans la série, Sébastien a une passion: la musique, etc. » Il est vrai que JLA est passé maître dans l’art de confondre la vie de ses personnages de sitcom et la vie des « ses » comédiens. Christophe Rippert le confirmera : « Tout ce qui est dit sur moi dans ces magazines est de la connerie. » Mais à l’époque, ce n’est pas vraiment la préoccupation première des jeunes. Comme le souligne Pasquier, « savoir tout sur Hélène est un véritable travail et demande une vigilance de tous les instants. » D’autres magazines apportent aussi des informations, différentes, sur les comédiens made in AB: Salut, Star Club, OK Podium. Hélène est le produit phare de toute cette presse. Il y a deux thèmes centraux sur sa personne: son enfance et son destin : « Hélène, star a gardé son âme d’enfant, le succès ne lui a pas tourné la tête, elle subit patiemment les tournages et les répétitions en pensant au week-end où ira rejoindre ses parents dans la Sarthe. »
« Comment accepter par exemple cet article de Voici qui décrit Hélène, nerveuse et irritable, fumant plus de deux paquets de cigarettes par jour, alors que Télé Club Plus parlait inlassablement des grandes balades en forêt qu’elle faisait avec son chien Mousse »
Pour Dominique Pasquier, le fanzine a « un rôle simple et difficile. Simple parce qu’il sait exactement ce que les fans attendent de lire (…), là où les choses deviennent difficiles c’est quand d’autres organes de presse, qui n’ont pas les mêmes intérêts mais touchent le même public, se mettent à évoquer tout ce qui soigneusement occulté: l’argent des cachets, les rivalités entre comédiens, l’insupportable harcèlement des fans dans la rue, la vie stressée et citadine de la vedette du show business. Bref, tout ce qui fait qu’Hélène, contrairement à la chanson qui l’a fait connaître, n’est pas « une fille comme les autres. » Comment accepter par exemple cet article de Voici (le 7 mars 1994, article intitulé « Hélène, à bout de nerfs, elle craque), qui décrit Hélène, nerveuse et irritable, fumant plus de deux paquets de cigarettes par jour, alors que Télé Club Plus parlait inlassablement des grandes balades en forêt qu’elle faisait avec son chien Mousse. »
L’autre stratégie du fanzine parait simple : « Il faut évacuer toutes les distances entre la vie de l’idole et celle du public. Et sur ce point, il reçoit de toute l’infrastructure du producteur. La construction de l’image de proximité se fonde sur des supports différents mais parfaitement complémentaires quant au message qui est délivré : Hélène exalte la vie ordinaire et le destin commun. » La première idée est de « substituer à l’idée que les personnages sont joués par des comédiens, celle qu’ils sont incarnés par des personnalités avec lesquelles ils se confondent. » On rappellera que beaucoup de personnages portent dans la série leurs propres prénoms. D’après la sociologue, « le message est clair, Hélène et les Garçons n’est pas une étape dans leur carrière, c’est un prolongement de leur propre personnalité (…), et dans le jeu d’acteur, la rhétorique est à l’œuvre, les comédiens jouent le moins possible. »
En fait, comme l’explique si bien Pasquier, « il importe peu de savoir s’il s’agit d’une attitude voulu ou la conséquence du fait que la plupart des comédiens de la série ont fait là leurs débuts sur la scène. Le fait est que certains rougissent en prononçant leur texte, que d’autres parlent à peine le français, et que l’on n’assiste jamais à des « numéros » d’acteurs. Dans Hélène et les Garçons (et dans les sitcoms AB en général), le « non jeu » a un sens : il rappelle que les personnages sont à portée de main. Chacun pourrait sinon jouer à leur place, du moins jouer avec eux. » C’est probablement une des clés de la réussite de JLA et de ses productions, sorte de préhistoire de la télé-réalité.
Dans la deuxième partie du livre, Dominique Pasquier s’attache à étudier les messages véhiculés par Hélène et les Garçons : « de toutes les séries collèges, c’est la série qui est allée le plus loin dans l’exploration du thème de l’amour. Les histoires sentimentales constituent une trame de fond. » C’est-ce qu’elle nomme ici « l’art d’aimer ».
« Toute la série tourne autour de la question du couple »
La sociologue a bien cerné la problématique de la sitcom : « La principale question posée à propos de l’amour est celle du maintien du couple. » C’est d’ailleurs la raison de la plupart des critiques et notamment des parents, inquiet devant la débilité supposée de ces programmes : « Les parents se sont mépris sur la série. Ils l’ont prise pour un simple marivaudage. Or les personnages ne sont pas volages, ils sont mis à l’épreuve. Toute la série tourne autour de la question du couple. Aimer, c’est toujours vouloir entamer une vie à deux ». La sociologue peut alors établir une pertinente comparaison : « Hélène et les Garçons fonctionne selon le même principe que les soaps. Il y a très peu d’action. C’est la circulation de l’information qui constitue l’élément dramatique central: le spectacle, ce sont les réactions des personnages, les manières de discuter d’un problème. » Umberto Uco lui parle « d’un monde de solutions narratives évidents. »
Et la question du sexe ? Il joue un rôle négligeable selon la sociologue : « Les couples se forment à partir d’un attrait physique mais ils ne perdurent jamais sur cette base. Au contraire, le pouvoir de séduction physique est destructeur, il constitue une menace permanente par sa potentialité à détourner le couple de sa force centrifuge. »
Toutefois elle note un paradoxe, car il faut être belle pour plaire, mais parce qu’on est belle on risque de plaire à d’autres ! Ainsi elle remarque non sans ironie : « Dans la cafétéria, Cupidon lance ses flèches (…), les trahisons ne compromettent absolument pas une règle de principe: c’est dans le couple avec un partenaire régulier et durable que l’on peut espérer être heureux. Chaque tromperie est une leçon de morale, l’occasion d’avertir des dangers innombrables qui menacent l’amour véritable. » Quelles que soient les intrigues, note Pasquier, les histoires finissent toujours bien, c’est-à-dire en couple. Elle note quand même une exception : « Sauf quand un comédien décide de quitter la série _ par lassitude, où à la suite d’un désaccord sur un contrat _ le couple dont il faisait partie éclate, cette fois durablement. »
Mais la règle c’est le couple à l’ancienne. D’où les critiques faites aux sitcoms AB sur leur caractère réactionnaire. Le couple phare, c’est Hélène et son boyfriend : « Dans ce schéma fondé sur les ressorts narratifs classique du mélodrame (ordre/désordre/restauration de l’ordre), Hélène et Nicolas forment un couple à part. Ils ont été conçus par l’auteur de la série comme des « personnages tout blancs », incarnant à la fois une fidélité totale en amitié et une stabilité complète en amour. »
« Sous des dehors apparemment peu pédagogiques, la série envoie un grand nombre de messages sur la nécessité et les manières de vivre à deux »
En quoi peut-on parler d’un modèle de vie transmis par l’intermédiaire de cette sitcom ? Dominique Pasquier pense que, « serein ou menacés, les couples dans Hélène et les Garçons sont représentés comme indispensables à l’équilibre individuel. La stigmatisation de la solitude est omniprésente. Les personnages de méchants sont soit seul, soit condamnés à des couples éphémères, marqués par la prééminence du sexe sur l’amour. »
Le personnage de Nathalie, incarné par la (très mauvaise) Karine Lollichon, est à ce titre exemplaire : « Nathalie, personnage classique de la peste prête à tout pour voler les amoureux des autres filles, a dans la série une histoire édifiante. Physiquement, elle correspond aux standards de la série. Mais fait très remarquable, elle ne rit jamais, ce qui est d’autant plus flagrant que les autres comédiennes sont bien obligées d’accompagner les rires préenregistrés, et donc rient sans cesse. Elle parle peu, car elle ne se confie jamais, mais surtout parce qu’elle provoque le silence autour d’elle. Sa parole est positionnée comme inverse et symétrique de celle des autres. C’est en la mettant avec Kanu, qu’elle est métamorphosée. Elle se met à parler avec les filles et va jusqu’à confier la douleur de n’avoir pas su aimer jusqu’alors. Elle devient attentive aux autres et surtout à celui qu’elle aime, qu’elle se met à voir la journée et non la nuit comme elle le faisait avec les hommes auparavant. Cette conversion très inattendue et qui ne durera en fait que quelques semaines de diffusion prouve a contrario l’efficacité d’un message qui revient dans toutes les intrigues : l’amour et l’amitié sont deux sentiments profondément imbriqués l’un dans l’autre. Le couple s’inscrit dans une vie de groupe avec d’autres couples, il ne fonctionne pas sur le monde du face à face intime. »
Et le mariage ? Dans Hélène, Dominique Pasquier rappelle que les couples ne sont pas mariés et ne vivent pas ensemble : « Les filles habitent dans une chambre, les garçons dans une autre. Et José qui est le seul à vivre en dehors du campus n’habite pas pour autant avec Bénédicte, sa fiancée officielle. Cette ségrégation sexuelle a son utilité narrative: elle permet de jouer des différences entre les modalités d’expression féminines et masculines. Et de montrer que les deux sexes n’ont pas toujours les mêmes perspectives sur la vie en couple. Prenons un exemple, tiré d’un épisode, intitulé « Coup de Foudre ». Les quatre garçons sont dans leur chambre et discutent d’une nouvelle aventure de Christian, le personnage du macho. Face à Christian, Nicolas et Sébastien, des hommes fidèles, et José, qui est sans arrêt pris entre son amour pour Bénédicte et ses pulsions séductrices. La discussion tourne autour du thème des conflits entre l’amour et le désir, elle exprime le point de vue masculin sur la question, mais en tenant compte des différentes attitudes possibles qu’un garçon peut avoir :
José : – » Quel séducteur ce Christian, dis-moi, il te les faut toutes ?
Christian : – Non pas toutes, seulement les jolies. Ce n’est pas de ma faute si je suis une bête sexuelle.
Nicolas : – Juste pour ma gouverne comme cela, qu’est-ce que ça t’apporte ce genre d’aventure ? Franchement c’est sans intérêt.
Christian : – Sans intérêt ? Mais tu plaisantes, au contraire ça me fait du bien de savoir qu’une fille mignonne craque sur mon petit corps adoré.
Sébastien : – Mais Christian, la tendresse et l’amour qu’est-ce que tu en fais ?
Christian : – Rien, rien, rien. Non c’est uniquement physique. Je prends, je me sers, je goûte, je savoure et je jette quand c’est fini.
José : – Il est pire que moi. C’est vrai, écoute, c’est vraiment sans intérêt.
Christian : – Il ne faut pas être comme cela avec les filles. Vous êtes trop à leurs pieds… Vous rampez trop devant elles… Regardez-moi avec Johanna ! Il n’y a pas de problèmes !!! Pourquoi ? Parce que je la mène à la dure… C’est tout !!! »
De côté des filles, on retrouve aussi la même diversité des attitudes. Hélène prône le pardon et prend des positions maternelles, alors que Johanna, plus impulsive, est plus adepte de la vengeance.
Par ailleurs, la sociologue nous explique en quoi la vie en couple est le modèle de vie proposé aux téléspectateurs, sorte d’AB Way of life : « Malgré les distance spatiales, l’idée de la vie commune est très présente. Simplement au lieu d’être posée comme une réalité (ce qui sera le cas dans le Miracle de l’Amour, la suite, où les couples cohabitent dans une même maison, avec des chambres attribuées à chacun), la vie commune est proposée comme un projet, un objectif pour le couple. La réalisation de cet objectif passe par le mariage (…), les filles dressent des projets d’avenir. Les garçons donnent des signes. Ainsi Nicolas offre une bague à Hélène pour son anniversaire. Ce cadeau, chargé de symboles suscite une émotion considérable parmi les héroïnes de la série, et bien plus en chez les téléspectatrices. »
Sous des dehors apparemment peu pédagogiques, la série envoie un grand nombre de messages sur la nécessité et les manières de vivre à deux. Ainsi, pour Dominique Pasquier, « le couple est à la fois un destin _ le seul souhaitable _ et une structure relationnelle toujours menacée ».
« Il n’y a pas de domination de l’homme sur la femme. Les héroïnes de la série ne sont pas soumises, au contraire ce sont elles qui mènent le jeu. Mais elles ont choisi des héros masculins pour exister vraiment »
Pour aller plus loin, notre sociologue propose une analyse des genres dans Hélène et les Garçons. Elle y voit « réaffirmé la différence entre les sexes. Les hommes n’éprouvent pas les mêmes émotions que les femmes. La sitcom réaffirme enfin les différents rôles selon les sexes. La division homme/femme est extrêmement traditionnelle: linge, couture, cuisine sont des domaines féminins. Les garçons eux réparent les robinets qui fuient, circulent à moto et protègent les filles des dangers extérieurs. »
Toutefois, elle apporte une nuance que n’ont pas pris en compte de nombreux médias anti-Hélène : « En même temps, il n’y a pas de domination de l’homme sur la femme. Les héroïnes de la série ne sont pas soumises, au contraire ce sont elles qui mènent le jeu. Mais elles ont choisi des héros masculins pour exister vraiment. Elles pourraient être autonomes mais elles ont choisi d’être dépendantes. Elles ne trouveront leur accomplissement ni dans les études, ni dans une carrière professionnelle, elles le trouveront dans un univers domestique librement consenti. »
Elle poursuit : « Sous des dehors apparemment peu pédagogiques, la série envoie un grand nombre de messages sur la nécessité et les manières de vivre à deux (…), pour les fans le couple est un destin, c’est ce qui les séduit dans la sitcom: « vous êtes faits pour aller ensemble, vous êtes en harmonie ». Les fans sont capables d’aimer des individualités et d’avoir des préférences, mais il leur est impossible d’envisager un personnage sans son partenaire amoureux (…), il n’y a pas d’histoire individuelle, il n’y a que des histoires à deux, ou plutôt des histoires qui doivent se terminer à deux. »
On peut donc, avec Dominique Pasquier, dire que regarder Hélène et les garçons, c’est « regarder comment un couple se forme, comment il fonctionne, quels sont les droits et les devoirs de chacun des partenaires, et surtout comment il parvient à se maintenir en dépit des obstacles. Les correspondantes savent bien pour que l’histoire continue il faut que les scénaristes créent du danger amoureux, mais elles n’en sont pas moins fermes sur les issues qu’il faut donner à ces rebondissements. Janice Radway l’avait déjà montré à propos des lectrices assidues de romans roses: on ne s’aventure pas dans une histoire qui ne se termine pas comme elle le devrait. »
« Nous sommes toutes écœurées par Linda Lacoste »
La sociologue prend alors l’exemple de Linda : « Destinée par les scénaristes à occuper provisoirement des places laissées vacantes, en quelque sorte un personnage sexuel intermédiaire, est très mal perçue par certaines fans qui lui reprochent précisément de n’être dans aucune destinée de couple. » On ne résiste pas à donner un extrait d’une pétition envoyée par des fans: « Nous sommes toutes écœurées par Linda Lacoste car elle est toujours en train de piquer le copain des autres que ce soit dans Hélène et les garçons ou dans Premiers Baisers. Avant dans Hélène, c’était Cricri, et puis Sébastien, maintenant dans Premiers baisers c’est Luc. Nous on trouve que c’est bien plus beau quand la fille reste fidèle au même garçon que faire le rôle d’une s… » (10 signatures, Haute-Garonne).
Les couples sont donc formés au départ par le scénario, et acceptés comme tel par les fans. Ce qui a été décidé devient une règle. Pasquier prend exemple d’Olivier Sevestre, dixit le « gaz » pour son charisme affolant, afin de montrer comment un personnage est introduit dans la bande : « Il faut quelques épisodes avant de le fixer dans un partenariat amoureux; les correspondantes font part de leurs préférences _ certaines préfèrent taxi à Rosy _ mais une fois que les choses sont nouées (Olivier sort avec Taxi), il n’y a pas à revenir là-dessus (…), une fois formé le couple devient un état. »
Pour les fans, « les héros de la série sont perçus comme des experts en matière de couple, pas comme des experts en pratique sexuelles. Le seul acte physique qui soit évoqué dans les lettres est le baiser, et encore l’est-il de façon extrêmement prude (…), le répertoire musicale d’Hélène a certainement aussi contribué à accentuer le phénomène. Elle chante des amours préadolescentes, la peur du premier baiser, les garçons qu’on aime en secret, l’espoir fou de rencontrer un homme pour toujours (…), dans tout cela aucune référence à la sexualité ou au plaisir physique. Pourtant c’est en écoutant ses chansons, dans les concerts ou seules le soir dans leur chambre, que les jeunes disent éprouver les émotions sentimentales les plus fortes (« j’adore toutes tes chansons, elles sont si vraies que quelques fois j’ai l’impression d’être dedans en train de jouer le rôle. Quand je t’entends chanter cela me fait tout drôle »). »
« Les correspondantes ont le sentiment que les stars détiennent un secret, celui de l’expérience amoureuse »
On est loin ici de l’émission « Love in Fun », diffusée à la même époque sur Fun Radio, avec le Doc, Jessica, Arnold, dans laquelle le sexe « ce n’est pas sale » et dont le slogan est « l’amour avec humour, le sexe sans complexe ». Dans les courriers adressés aux héros de la série, on demande des conseils, des avis, dans un univers amoureux romantique.
Comme l’explique Dominique Pasquier, « la série montre quelque chose qui est important: des couples dont les partenaires ont réussi à se déclarer l’un à l’autre. Leur vie amoureuse est peut être chaotique mais ils se sont avoués à un moment qu’ils s’aimaient. » Or vu le volume important des lettres sur ce sujet, c’est visiblement un des problèmes centraux de la vie amoureuse des correspondantes. En fait conclut la sociologue, « les correspondantes ont le sentiment que les stars détiennent un secret, celui de l’expérience amoureuse. »
Et comment fait-on pour maintenir son couple ? Quand on suit Hélène et les Garçons, on constate que c’est aussi difficile de le maintenir que de le former : « L’histoire d’un couple est une histoire dont le suspens est considérable, elle plaît tout particulièrement aux adolescentes. » Les auteurs des séries préparent les séquences de séparation de couple sur plusieurs épisodes. La sociologue prend l’exemple de trois couples clés de la sitcom.
Tout d’abord, celui de Laly et Sébastien, emblématique de ce processus, de la découverte de l’attrait pour l’autre à sa mise en péril. Pasquier rappelle tout d’abord que « Laly a été introduite en novembre 1992 pour remplacer Cathy. Elle prend sa place dans un sens littéral, puisqu’elle dort dans le même lit. Son partenaire naturel ne peut être autre que Sébastien, arrivé lui aussi en novembre 1992 pour remplacer dans les mêmes conditions Étienne [parti lui en Finlande, c’est-à-dire viré]. Or Sébastien a été introduit dans la série déjà muni d’une partenaire de couple, Linda. Laly elle est seule: elle a perdu son fiancé dans un accident de moto; du coup elle est réticente à tout nouvel amour malgré les manœuvres incessantes de Johanna, qui estime que Linda, toujours partie aux quatre coins du monde pour son travail (elle a en fait reçu peu de courrier et les producteurs ont décidé de ne pas lui donner une place trop importante dans la série), n’est pas une femme pour Sébastien. Il faudra une bonne dizaine d’épisodes pour que le couple Laly et Sébastien soit officiellement formé (« Laly et Sébastien: quand la moto mène à l’amour », titre Télé-Star qui fait allusion au fait que Laly s’avouera enfin son amour pour Sébastien lorsque ce dernier aura lui aussi un accident de moto). »
« La malédiction sur la maternité des femmes qui travaillent… »
A la lecture des courriers, Pasquier peut affirmer que ces épisodes de préparation au couple ont été passionnants pour les fans. Elle remarque que d’abord que comme à leur habitude, les fans soutiennent d’abord au départ le couple existant : « Linda, je trouve que tu vas très bien avec Sébastien et j’espère que ça va durer parce que avec Laly, Sébastien penche un peu. Enfin bon ». (Carole, Seine-Maritime)
Mais dès que le scénario s’oriente vers une formalisation du couple Sébastien/Laly, elles l’intègrent immédiatement, peut-être parce que, comme l’écrit une petite correspondante de 12 ans, « Linda n’avait pas à travailler autant. » La vieille malédiction amoureuse des femmes ayant une carrière professionnelle qui a fait les beaux jours des soap opéras américains, n’est pas loin. En effet, dans les soap opéras de l’après-guerre, les personnages féminins qui nourrissent des ambitions de carrière sont systématiquement accablés de problèmes de stérilité, de fausses couches. Il faut attendre les années 1970 pour que disparaisse cette malédiction sur la maternité des femmes qui travaillent… sauf pour AB apparemment !
Le deuxième couple phare de la sitcom est le couple « SM » formé par Christian et Johanna : « Il a drainé une part importante du courrier des fans, presque autant que celui de Nicolas et Hélène. Plus d’un an après leur départ, les fans en parlent encore avec nostalgie. » Mais après le départ de ces deux acteurs, c’est le couple José et Bénédicte qui prend une place très importante : « Lorsque durant l’été 1994, Bénédicte gifla José qu’elle venait de surprendre en train d’embrasser une autre fille, l’enthousiasme fut à son comble: cette gifle suscita un courrier abondant et résolument favorable à Bénédicte (à l’exception d’une petite Dieppoise de 11 ans qui estima que Bénédicte était « trop dure avec José »). »
« L’attrait du couple Nicolas et Hélène c’est surtout sa capacité à incarner dans la série la promesse du mariage et de la fondation d’une famille »
Enfin le couple idéal : Nicolas et Hélène. Il plaît souvent à des enfants très jeunes. Les adolescentes expriment une certaine lassitude à l’égard de ce couple sans histoires. Mais fondamentalement, pour Dominique Pasquier, « l’attrait du couple Nicolas et Hélène c’est surtout sa capacité à incarner dans la série la promesse du mariage et de la fondation d’une famille. Sans doute parce qu’ils sont les seuls à témoigner à l’écran de la qualité qui rend le mariage possible: la fidélité. » Malgré quelques cas d’infidélités, Hélène pardonne à Nicolas, ce qui est en rupture avec le fonctionnement des autres couples où généralement l’infidélité est punie par une tromperie équivalente du partenaire. Et les rares tromperies impliquent toujours des personnages de méchants: Thomas Fava, Arielle (« une vielle de quarante ans ») ou encore Nathalie. A chaque fois, il y a manipulation diabolique.
Et les déclarations d’amour aux comédiens ? Pour Francesco Alberoni, qui a étudié de manière fort originale le rôle que joue le rêve d’un idéal dans la vie amoureuse des adolescentes, « l’amour pour ses idoles est un phénomène social et non psychologique. » C’est en fait une aspiration à la perfection, la recherche courageuse d’un modèle idéal d’homme et d’existence, un modèle désigné par les forces sociales : « En aimant une idole, l’adolescente épouse le désir de la multitude. »
Alberoni y voit le rôle clé des médias : « Tout de nos jours semble agrandi, exagéré à travers la lentille grossissante du cinéma et de la télévision, lesquels transmettent à la petite fille un modèle de vie élevé qu’elle intériorise, cultive en son cœur et voudrait ensuite réaliser. Jadis quand les gens avaient leur village pour tout horizon et qu’ils n’étaient exposés qu’à un nombre limité de rencontres, l’idéal érotique et le niveau d’aspiration sociale étaient aussi moins élevés. Un homme vivant dans le même village pouvait alors plus facilement les incarner. » Mais il note en même temps que ces idoles ne sont pas aimés pour ce qu’ils font (chanter, jouer la comédie, être riches), mais parce qu’ils représentent un idéal : « Les yeux de l’adolescente se tournent vers celui sur qui tous les regards sont braqués, son cœur s’embrase au désir de la multitude… ce choix ne procède pas d’une décision autonome, mais lui est dicté par la communauté. »
« Sébastien, quand je regarde mon classeur rempli de photos et d’interviews, je tremble d’amour pour toi »
Ainsi, précise Dominique Pasquier, « aimer le même acteur est un lien social fort qui n’engendre pas de rivalité particulière entre meilleurs amies: au contraire c’est une passion partagée qui renforce la conviction d’avoir élu celui qui méritait d’être élu. » C’est un amour en communauté, comme on peut le lire dans cette lettre de Cécile, 13 ans : « Ça doit être bien d’être une star, tu es aimé par beaucoup de fans et c’est pour cela que je t’admire. Il a suffi d’un regard et tu es devenu l’idole de toute une génération. »
Dans les lettres étudiées par Dominique Pasquier, les déclarations épistolaires mettent en scène une adolescente et un comédien. Elle précise que « dans sa version ordinaire, la déclaration d’amour est rarement pathétique. Même dans les lettres les plus enflammées, la distance et le jeu ont leur place (« je n’ai que 13 ans et toi 23. Nous avons 10 ans de différence et si je t’aime encore à l’âge de 20 ans je viendrais te voir, tu en auras 30 »). L’adolescente sait qu’elle aime de façon unilatérale, que la réciprocité est improbable voire impossible ». L’amour pour un comédien est au départ toujours fondé sur une attirance physique : « C’est vraiment l’image télévisuelle qui a déclenché le sentiment amoureux. »
Pasquier prend ensuite pour mieux les opposer les déclarations faites à Patrick Puydebat et Sébastien Roch, deux comédiens qui ont un fort pouvoir de séduction auprès des correspondantes. Patrick Puydebat incarne la stabilité et la fidélité. Le bon père de famille ? En effet, il suscite les rêveries des jeunes filles sur le mariage. Au contraire, Sébastien Roch, qui joue le Cricri d’amour, a une sexualité beaucoup plus marquée à l’écran que celle des autres personnages : « On le voit embrasser longuement ses partenaires, mais aussi les caresser (…), il est le seul à ne pas être rasé de près. En amour c’est un personnage fougueux et passionné ».
A Sébastien Roch, on parle de frissons et de désir de toucher. Voir cette édifiante lettre d’Émilie; 14 ans de Meurthe-et-Moselle : « Oh mon amour, depuis le premier jour où j’ai croisé ton regard, j’ai été suffoqué par ton charme secret. Mon Dieu je m’en souviens comme si c’était hier. Ton regard innocent m’a lancé des éclairs de feu. Mon seul désir est de sentir ta poitrine chaude contre mon cœur. Je suis sûre que tu es ma destinée comme Adam l’était pour Eve. Chaque que je te vois tu me donnes des frissons et tu me fais craquer. Quand je regarde mon classeur rempli de photos et d’interviews, je tremble d’amour pour toi. »
« Dans la relation à un programme se joue toujours aussi une relation à la télévision »
La sociologue a aussi étudié les interactions entre les enfants qui regardent Hélène et les Garçons et leurs parents. Hélène dans la cellule familiale, c’est voir que « la série engendre des relations entre parents et enfants très différentes selon les milieux sociaux, non seulement parce que les messages qu’elle véhicule ne provoquent pas les mêmes jugements chez tous les adultes, mais aussi parce que la série réactive des positions sur le média télévisuel lui-même. Dans la relation à un programme se joue toujours aussi une relation à la télévision. »
Dans un premier temps, Pasquier montre qu’en regardant les chiffres d’audience, on remarque immédiatement qu’en haut de l’échelle sociale on regarde moins la télévision. Mais la télévision n’est pas seulement plus regardée dans les milieux populaires, elle tient aussi une place différente. Olivier Schwartz l’avait bien étudié dans les familles ouvrières du Nord, là « où le téléviseur, de proportions généralement imposantes, encastré dans un meuble qui le valorise, aspire à lui tout seul l’espace du salon, les fauteuils tournés vers lui et lui rendant comme un culte muet, une cérémonie télévisuelle chaque soir. »
Un enfant qui regarde Hélène et les Garçons en famille, c’est aussi et surtout déjà un clivage : celui qui regarde le programme dans un climat hostile ou au contraire celui qui est encouragé à le suivre. Dominique Pasquier, qui a elle-même pu observer des familles visionnant Hélène et les Garçons, affirme que « au sein d’une même famille, le même programme peut engendre tout un ensemble de prises de positions à la fois spectatorielles et morales. Les garçons ont vite compris qu’ils ne devaient pas avoir l’air de s’y intéresser (…), ils vont quand même y jeter un coup d’œil mais en prenant des prétextes (« je regarde parce que le poste est allumé dessus à cause de ma sœur »), et en s’en moquant le plus ouvertement possible. Beaucoup de fans se plaignent effectivement dans leurs lettres des réflexions et des plaisanteries de leurs frères quand elles regardent Hélène. » Les pères sont distants, « sans doute parce que Hélène et les Garçons est doublement stigmatisé comme un programme pour les enfants et pour les femmes. »
« Elles sont là à glousser dans leur chambre, à ne s’intéresser qu’aux garçons, ça donne une vision des femmes tellement idiote, c’est monstrueux »
Et les mères ? Leurs attitudes sont plus complexes. Il n’y a pas de position générale, mais comme le souligne Pasquier, « la plupart des mères se sont engagées, que ce soit pour ou contre Hélène et les Garçons. » Les mères « contre » Hélène, se recrutent dans les classes moyennes et supérieures. Les critiques sont fondées sur la forme et le fond. Une mère s’exclame : « Elles sont là à glousser dans leur chambre, à ne s’intéresser qu’aux garçons, ça donne une vision des femmes tellement idiote, c’est monstrueux. »
Dominique Pasquier l’interprète comme une « honte que leurs filles puissent s’y intéresser, comme si se jouait là l’échec d’un projet éducatif et par la transmission de modèles plus ambitieux et moins traditionnels que ceux-là. » Dans les familles de milieu populaire, on est loin de ces familles aisées où l’on ne « parle » pas d’Hélène. Les parents sont au contraire dans l’encouragement. Les mères regardent les épisodes : « La série leur plaît et les intéresse et le moment passé à regarder l’épisode le soir avec un enfant est un moment de grande connivence, chargé en amour et en affection. Un moment partagé. »
Pour être fan, il est nécessaire d’être issu d’une famille où la vision d’Hélène et les Garçons est encouragée. Plus encore, pour Dominique Pasquier, « la ‘fanitude’ ne peut se développer que dans les familles où l’amour de quelque chose qui vient de la télévision n’est pas considéré comme ridicule ou dégradant. »
« La série a indéniablement répondu à un moment précis et dans un pays précis aux aspirations d’une classe d’âge précise. C’est-à-dire à un moment précis de la réflexion sur l’identité féminine en France »
Ainsi, dans la cellule familiale, « Hélène et les Garçons a donc été un objet de confrontation entre deux générations de femmes. En aimant la série, les petites filles ont signifié quelque chose à leurs mères. Elles ont parlé de leur difficulté à gérer les nouveaux modèles féminins qui leur sont proposés sur la société, de la nécessité de faire de la réussite du couple un objectif central. Tout cela n’est pas forcément facile à entendre pour des femmes qui ont grandi avec le féminisme. Rien d’étonnant à ce que Hélène et les Garçons ait parfois occasionné de véritables casus belli. »
Mais la sociologue rappelle aussi que ce message a surtout été entendu chez les plus jeunes téléspectateurs. En effet la sitcom, au grand étonnement des producteurs, est surtout un succès à l’école primaire, plus que chez les adolescents (et au grand désespoir des annonceurs !). Ces jeunes téléspectatrices, insiste Pasquier, sont sincèrement intéressées par la série, et tout particulièrement par ses intrigues amoureuses et ses scènes de baiser. Le modèle d’Hélène et les Garçons est rassurant, parce que simple et tranché. De plus, la sociologue nuance fortement le traditionalisme de la série : « On a quelque chose de légèrement décalé, une histoire qui mêle les temps d’avant et ceux d’aujourd’hui, en suggérant qu’il y a à prendre dans les deux. Et c’est ce message-là qui a plu, car il envoyait des repères moins complexes sur les identités sexuelles, ayant intégré en quelque sorte les acquis de l’émancipation féminine tout en proposant un modèle féminin de vie qui n’emprunte rien à celui des hommes. Une reconnaissance de l’irréductibilité des différences entre les sexes sur fond de libération de la femme. »
Et Dominique Pasquier de conclure : « La série a indéniablement répondu à un moment précis et dans un pays précis aux aspirations d’une classe d’âge précise. C’est-à-dire à un moment précis de la réflexion sur l’identité féminine en France. La série qui a été diffusé en même temps en Norvège avec un succès presque aussi grand n’a pas suscité de tels antagonismes. »
On le sait, l’émancipation féminine scandinave est plus ancienne, comme leur entrée sur le marché du travail. Les Norvégiens ont surtout aimé l’image de la femme française, une sorte de french love. En France, le débat autour d’Hélène et les garçons est donc historiquement et socialement situé, que ce soit au niveau collectif ou individuel : « La série a été pour ces jeunes filles, un modèle de vie, une référence forte. Mais c’est aussi une référence éphémère, car à l’entrée de l’adolescence, la série, même si elle est souvent regardée tout aussi assidûment, n’a plus le même rôle. Elle ne sert plus de modèle, elle sert de support à la définition de soi dans la société des pairs. »
Discussion2 commentaires
Très bel article.
Hélène reste le phénomène le plus incroyable des années 90. L’idée même qu’une « gentille » puisse être la référence pour tant de jeunes filles de l’époque est surréaliste et dit beaucoup de choses sur le fait que le public réagit fortement à l’idéal parce que c’est un besoin et c’est la vraie nature des gens. En l’absence de cet idéal dans les médias, comme aujourd’hui, on a l’impression que les gens sont devenus plus mauvais mais c’est parce qu’il n’y a plus de référence positive collective, donc l’idéal n’a plus l’occasion de s’exprimer chez les jeunes.
Car dans les 90’s beaucoup d’adolescentes étaient rebelles, se droguaient et buvaient et ne partageaient pas les valeurs d’Hélène. Pourtant, des millions d’autres ont montré leur intérêt pour cette fille parfaite et en ont fait leur idole. Elles avaient le choix entre plusieurs modèles féminins actifs à l’époque (grunge, rave, bimbos…) mais elles ont choisi naturellement un modèle « sain » et rassurant comme Hélène.
Pourquoi n’y aurait-il plus aujourd’hui de millions de filles rêveuses, romantiques et ayant un idéal façon Hélène ? Est-ce que ces « valeurs » n’existent plus ? Les ados des 90’s étaient-elles des extraterrestres, une espèce disparue de notre planète ?
Non, mais cet idéal ne trouve plus aucun moyen d’expression dans un monde médiatique où les forces ténébreuses ont pris le dessus et se sont imposées comme normes absolues. Niveau musique, séries, émissions tv, internet, tout est depuis une dizaine d’années à la gloire d’un mode de vie jadis considéré débauché : alcool, drogues plus ou moins douces, culte du corps et de l’apparence, vulgarité, pornographie, prostitution…
Mais malgré l’ambiance festive triste et forcée qui est la marque de notre époque et que le philosophe Muray avait décrypté, de nombreuses filles sont sûrement malheureuses de devoir vivre dans une telle ambiance et de s’y conformer. Elles sont obligées, pour s’intégrer socialement et avoir leur place dans le groupe, de faire taire cet idéal de moralité et d’innocence que les gamines du temps d’Hélène pouvaient encore exprimer sans honte puisqu’elles avaient une représentante médiatique.
Bien sûr, le personnage d’Hélène était en toc, la vraie Hélène fumait des cigarettes etc., de plus tout cela était uniquement commercial et beaucoup de fans le savaient pertinemment, mais peu importe, ils aimaient l’idéal de cette fille simple et naturelle parce que l’être humain aime l’idéal et que la majorité aime le Bien et veut que le Bien triomphe, comme le chantait inlassablement Bernard Minet.
On en dit ce qu’on veut et il a fait des erreurs, mais JLA est un des seuls artistes et hommes d’affaires au monde qui ait compris que le public aime les choses positives. C’est là un des grands aspects de son génie.
Là où tous les autres ne misent que sur le « dark » et font leur business avec tout ce que l’humanité compte de mauvais, JLA a prouvé que toute une génération pouvait s’enthousiasmer pour un personnage idéal et sain. On lui sera éternellement reconnaissant pour cela malgré pas mal de trucs douteux qu’il a pu produire par ailleurs, mais ça restait raisonnable.
Aujourd’hui, les producteurs et artistes sont tellement persuadés que seul le négatif plaît et fait vendre qu’un personnage comme Hélène ne pourrait jamais être accepté et débuter sa carrière. Pour réussir aujourd’hui il faut au minimum prouver qu’on boit une bouteille de vodka tous les soirs, qu’on se drogue un peu et qu’on est bien déluré, bien « trash » et vulgos. Et si on chante, surtout avoir des textes corrosifs, impertinents, cyniques, féministes, militants, sombres et représentatifs du malaise de sa génération. Ou alors, si on n’a rien à dire, chanter les vertus d’une soirée arrosée binge drinking dans une villa de luxe avec filles faciles et piscine, ça marche toujours, ça vend du rêve. Sorte de version moderne de la fête au village des Musclés pour les jeunes 2.0 génération 5G
Le fait que de nos jours une atmosphère collective de négativité et de cynisme épouvantable ait assombri les coeurs et les esprits des jeunes et moins jeunes ne change rien à la pureté innée, toujours là en chacun mais ne pouvant plus trouver de moyen d’expression valable, situation qui durera jusqu’à un renouveau social et psychologique que l’on espère pour bientôt, sans quoi c’est la fin des Temps où le règne infernal .
« Aujourd’hui, les producteurs et artistes sont tellement persuadés que seul le négatif plaît et fait vendre qu’un personnage comme Hélène ne pourrait jamais être accepté et débuter sa carrière. Pour réussir aujourd’hui il faut au minimum prouver qu’on boit une bouteille de vodka tous les soirs, qu’on se drogue un peu et qu’on est bien déluré, bien « trash » et vulgos. » Vous n’avez jamais entendu parler de Louane, manifestement…
En outre, Hélène a, elle aussi, participé à sa façon au « culte du corps et de l’apparence » que vous dénoncez (c’est très bien expliqué dans un autre article de la sitcomologie, consacré au diktat de la minceur).