Je descends des quartiers soi-disant mal fréquentés, où la P.J y passe les trois-quarts de la journée ; Mais j’en ai marre de tout ça, j’en ai marre de cette vie-là et pour sortir de cette impasse, je ferais n’importe quoi!
Abdel Hamid Gharbaoui.
Introduire le thème du rap dans l’univers AB n’est pas une chose aisée. En effet ces deux univers passent pour être antinomiques… et ils le sont. Dans les sitcoms AB, on préfère largement les années 60, le rock’n’roll, les années yé-yé.
Dans Hélène et les Garçons, on suit l’histoire d’un groupe de rock fan des Doors. Dans Premiers Baisers, c’est la variété et plus particulièrement Roch Voisine qui est vénéré. Et dans le Miel et les Abeilles, c’est carrément le « rock sale » qui est à l’honneur.
Dans ces sitcoms, tous les héros sont blancs, et les familles sont la plupart d’origine bourgeoise. Les histoires se déroulent loin de la banlieue (en général dans le XIV° arrondissement), celle-ci étant ouvertement méprisée, de la même manière que la « province ».
Pourtant, on peut établir un véritable parallèle entre ces deux univers a priori totalement opposés. Il est d’abord temporel, puisque le rap se développe en France à la fin des années 80 (avec les Belges Benny B), pour gagner le grand public au début des années 90. Cela correspond donc à l’émergence au même moment du formidable boom des années sitcoms…
« C’est en 1991 que Jean-Luc Azoulay lance sa grande offensive contre le rap »
Dans ce contexte, il parait impossible aux créateurs des sitcoms AB de passer outre cette mode, si méprisée soit-elle. C’est pourquoi on peut tenter d’établir le lien qu’il existe entre le rap et AB en trois temps : tout d’abord celui de la moquerie. Celui, dans un second temps, d’une lente et difficile incorporation, pour enfin arriver à une relative banalisation avec l’entrée en scène de personnages de rappeurs.
Si le thème du hip hop ou du rap ne sera jamais réellement développé, il est néanmoins aucunement ignoré dans l’univers AB, contrairement à une croyance tenace.
C’est d’abord en 1991 que Jean-Luc Azoulay lance sa grande offensive contre le rap. Alors que le Ministère A.M.E.R, NTM ou encore MC Solaar font grand bruit, le Club Dorothée garde ses distances avec ce phénomène de mode directement importé des États-Unis. Toutefois une chanson va marquer les esprits : le « Rap des Musclés » ! Écrite pour se moquer ouvertement des rappeurs et de leurs pseudos revendications, JLA pond une sorte de rap « rural », bien avant l’immense succès du Marly-Gomont de Kamini.
Un extrait de ce rap rural :
C’est pas parce qu’on est né dans un village défavorisé
Qu’il faut considérer qu’on n’a pas le droit de s’amuser
Oh oui, c’est ben vrai
Oh oui, c’est ben vrai
C’est pas parce que les riches ont de l’argent
Qu’il faut que les pauvres n’aient pas d’argent
Les pauvres ont aussi le droit d’être riches
Et les filles de nous embrasser
L’arrivée du rap dans les sitcoms AB : quand les Benny B débarquent à la cafète
Il faut attendre cependant 1992 avec le premier groupe de rap à succès francophone, les fameux Benny B, pour que JLA fasse enfin entrer l’univers du rap au sein de Bonheur City. C’est une véritable rupture dans la programmation AB, jusque-là épargnée par le phénomène. Mais il convient de relativiser la portée de cette « avancée », car il faut considérer ce qu’étaient les Benny B au milieu des années 90 : un groupe commercial de vendus. Pire, des traîtres.
« Pour la première fois, on peut entendre des yo et des come on dans l’émission phare de TF1″
Si les Benny B ne sont plus vraiment représentatifs du rap, leur invitation au Club Dorothée marque un changement de paradigme. Pour la première fois, on peut entendre des « yo » et des « come on » dans l’émission phare de TF1. [1] Installés sur les canapés des décors de la cafète de Premiers Baisers, les Benny B sont interviewés par Dorothée et un animateur d’une obscure radio alsacienne, qui prononce Benny B à la française au grand dam des rappeurs.
Pour la première fois, AB montre que ces « sauvages » sont finalement des bons gars, civilisés (ils ont des passions simples, comme les jeux vidéo). Dorothée tient à préciser, comme pour montrer que le Club Do n’est pas une émission ringarde, que les Benny B sont « adorés » par le public qui les regarde.
Deux ans plus tard, après plusieurs prestations « live » au Club Do [2], les Benny B participent en tant que guest à une sitcom AB, Premiers Baisers. C’est dans l’épisode nommé sobrement Le Rap que l’on peut ainsi dater historiquement l’entrée du rap dans l’univers AB.
C’est un épisode mythique, qui résume bien l’univers de JLA : un crossover entre les vieilles références au rock’n’roll des années 50 (Elvis) et l’influence hip hop des Benny B. Le « geek » Ary doit alors devenir une sorte de rappeur pour séduire Virginie, selon les calculs d’une machine mystérieuse censée prédire l’avenir. Mais comment faire ? Heureusement, comme par magie, les Jumelles connaissent « en vrai » les fameux Benny B. Pourquoi ce namedropping ? Dans la série, les Jumelles sont censées être dans le show-biz, depuis leur tournée en première partie de Modano (sic). C’est pourquoi JLA peut faire intervenir nos rappeurs belges préférés, dont le déclin est plus que jamais confirmé par cette présence en guest dans une sitcom AB !
« En fait les rappeurs sont pas des sauvages, ils sont même hypers chouettes »
Par la bouche d’Ary de Premiers Baisers, JLA finit par admettre : « En fait les rappeurs sont pas des sauvages, ils sont même hypers chouettes. » C’est un revirement total pour celui qui n’avait que du mépris pour cette « sous-culture ». JLA finit par comprendre qu’il y a une possibilité d’utiliser le rap, certes dans sa forme la plus édulcorée, afin de ne pas se couper d’une nouvelle mode, et pourquoi pas séduire un nouveau public. Ary se sent alors prêt à faire le grand saut : « Le rap moi je le sens bien. »
Les Benny B acceptent – pour faire plaisir aux Jumelles – le défi. Ils proposent à Annette de « se convertir » à son tour au rap (ont-ils envie de la tringler, probablement ?). Celle-ci refuse poliment, mais admet : « Finalement, le rap c’est pas aussi ringard que ce que je croyais. » La folie rap sauce AB peut alors commencer. Ary réalise enfin son nouveau rêve : se métamorphoser en rappeur pour séduire la belle Virginie, selon la prédiction de son improbable machine. Malheureusement, et tout le monde en a conscience : il y a du boulot.
Toutefois les Benny B restent confiants : « Ben c’est vrai que plus qu’on te regarde (sic), plus on voit (re-sic) que c’est… que c’est pas si désespéré que ça« . Oui, les Benny B galèrent pour s’exprimer (être Wallons n’excusant pas tout).
Le final de l’épisode est relativement inoubliable. « MC Ary » débarque chez Alfredo’s et dégueule sa déclaration d’amour à Virginie, par un rap décapant :
Parce que tu aimes le rap
(paroles incompréhensibles à cause de ces putains de rires enregistrés)
parce que tu aimes la taule (?)
je serais ton aspirant (?)
je ferais n’importe quoi pour te plaire
et même aller jusqu’à te suivre en enfer
je suis prêt à tout
et même à faire miaou, MIAOU
pose ton regard sur moi
et tu verras comme mon cœur flamboie
il ne bat que pour TOI
Un rap d’anthologie, sans aucun doute ! Malheureusement c’est un échec : Virginie préfère « les rockers aux rappeurs. » La machine s’est donc trompée. Mais le comédien lui n’en reste pas à ce premier coup d’essai et va étrangement persévérer avec le single « Toutes folles de mon corps », son unique et merveilleuse chanson.
Les rappeurs dans les séries AB
Après la « bénédiction » des Benny B, le rap a enfin sa place dans les sitcoms AB. Quelques rappeurs sont donc intronisés dans les aventures de nos héros. On peut prendre ici deux exemples.
Tout d’abord on pourra penser au rappeur de la Philo Selon Philippe de l’épisode « Graffiti ». C’est un vieux pote de Serge, Xavier, désormais passé dans l’autre « camp », celui des rappeurs. Au départ, il craque sur une petite bourgeoise, Florence (Aurore Brunel) qu’il surnomme « la miss ». Il lui déclame d’ailleurs un magnifique flow (le rappeur est plus proche du poète que du MC dans AB) :
Florence… renaissance
Florence… cadence
Florence… aux grands yeux qui pensent
Puis après s’être pris un bide justifié, il continue :
La miss inconnue que j’attendais ne m’a pas reconnu… Florence patience…
Notre bon rappeur blanc-bec (pas un arabe ou un noir… il ne faut quand même pas déconner), apprend que Serge est amoureux de Flo. Alors qu’il voit son pote ramer auprès de la fille dont il est fou amoureux, il n’hésite pas à lui filer un coup de main par un geste de « rappeur »: il tague une déclaration d’amour sur les murs du lycée.
Mais grosse erreur, puisque tout le monde pense que c’est Serge le coupable. Celui-ci est humilié et menacé de sanction grave. On ne touche pas au matériel de l’État. Finalement le rappeur est obligé de nettoyer ses dégâts, et échoue à aider Serge à conquérir Flo.
Quand un rappeur infiltre une sitcom
La sitcom l’École des Passions est d’autre part le meilleur exemple d’intégration de la thématique hip hop au sein de l’univers AB, avec le personnage de Momo (Rody Benghezala).
Il joue le rôle du beur de service, qui s’acoquine avec les membres d’une école de théâtre parisienne. Les créateurs de la sitcom jouent à fond la carte du contraste entre les petits bourgeois amateurs de Molière et l’artiste « wesh, wesh ».
Ce rappeur made in AB issu de la street est le premier à tenter de coller le plus près aux « vrais » rappeurs. En effet, il est présenté comme venant directement de la cité, parle en verlan et surtout, il est ARABE (ou « beur » ici) !
Dans le Studio des Artistes, on le voit carrément dans la rue, au milieu de gravats et de tonneaux en feu, nous raconter les intrigues et nous inciter à suivre les prochains épisodes. Totalement surréaliste. Le gars ira jusqu’à dire Inch Allah à la toute fin de la sitcom. Ouf !
Son histoire avec AB ira encore plus loin quand en 2001 il présentera Rap City sur la chaîne AB1, avant de revenir dans une prod JLA en tant que commissaire de police sur Love Island (!) au sein des Vacances de l’Amour.
Toutes folles de mon corps
L’apothéose de la brève idylle entre le rap et AB restera à jamais l’unique chanson d’Ary, « Toutes Folles de Mon Corps ».
François Rocquelin, sous le pseudo Ary (ou Hary, selon les écoles), sort ce titre dans l’indifférence générale en 1996. Ary raconte à l’époque comment s’est fait le morceau : « Il n’y avait rien à changer ! Je sentais le bon rap se profiler à l’horizon. Mais j’ai cherché un compositeur avant de tomber sur Jessie et Moïse, sur le plateau. Tous deux techniciens sur une série, mais surtout d’excellents musiciens. » [3] Et c’est Bruno Le Millin (Monsieur Girard pour les néophytes) qui a écrit les paroles.
« Jamais nous n’aurons un véritable alter ego hip hop à Christophe Rippert »
Ce petit bijou a été un pur bide à l’époque, mais connaît aujourd’hui un petit revival sur le net. Toutefois, ce morceau de bravoure est la dernière référence au rap dans l’univers AB. En outre, la chanson reste fondamentalement parodique, et jamais nous n’aurons un vrai rappeur estampillé AB, un alter ego hip hop à Christophe Rippert.
« Pour les (vrais) rappeurs, être fan d’AB prod est une insulte »
Et les vrais rappeurs vis-à-vis d’AB ? Les références sont très rares, il faut bien l’avouer. L’univers d’AB est loin des thèmes généralement présents dans le rap, comme l’argent, la baise ou la drogue. D’ailleurs pour les rappeurs, être fan d’AB prod’ est une insulte. [5]
Néanmoins, un seul « rappeur » a pu rendre un vrai et bel hommage aux sitcoms AB, et avec talent.
C’est bien sûr le Doc Gynéco, qui dans sa chanson Viens voir le Docteur, fait un beau pied-de-nez aux rappeurs. Il montre qu’il est lui aussi un véritable sitcomologue en puissance, et que détourner l’univers AB peut produire de merveilleuses métaphores sexuelles :
Tu seras Hélène et je serais tous les garçons
Je serais l’abeille qui va lécher ton miel
Je te ferais ton premier baiser
Mais ne sois pas fâchée contre les filles d’à côté
Qui dans leur classe de mannequin, veulent m’attirer…
On pourra enfin citer deux camarades du Doc, les rappeurs Passi et Stomy Bugsy, collègues du feu Secteur Ä. L’un fait en effet appel à Giant Coocoo, le nain du Miel et les Abeilles, pour l’inoubliable live des Flammes du Mal aux Francofolies. L’autre met en scène Giant dans son gang de braqueur dans son tube Mes forces décuplent quand on m’inculpe.
En conclusion on pourra tenter de se rassurer en se disant une chose : heureusement que le Slam n’existait pas dans les années 90, car la seule pensée de voir un Grand Corps Malade dans une sitcom AB fait froid dans le dos.
1- Génération Club Do : Club Plus : les « Benny B » racontent leur premier baiser (Émission du 6 mai 1992).
2- Les Benny B au Club Dorothée.
3- Ary, toutes folles de son corps.
4- Exemple d’une battle de rap utilisant l’univers AB.
Discussion2 commentaires
Utilisé le terme geek , est dans le contexte , ridicule , il ne s ‘ utilisait meme pas à l ‘ époque
D’abord, nous avons mis des guillemets. Ensuite, le mot existe depuis longtemps, et était déjà employé en France dès les 80’s… Il était surtout péjoratif, comme l’est le personnage d’Ary. Dans les 90’s, il y avait deux séries « geek » par excellence : Parker Lewis & Code Lisa. A la limite, on pourrait utiliser le terme « nerd » pour Ary, ça collerait mieux. Voilà voilà…