Les communautés de fans d’AB Production, par Dominique Pasquier

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On passait des nuits blanches au foyer, à quatre ou cinq dans la chambre à regarder Voisin voisine ou Tendresse et passion. On était morts de rire. J’ai découvert Hélène ensuite et vraiment ça battait des records. Au début on a juste fait des posters avec des extraits d’Hélène et de Voisin voisine, puis après on a commencé à diffuser des tracts avec des résumés d’épisodes.
Le fondateur du G.A.P.

Dans son livre la Culture des Sentiments, Dominique Pasquier étudie des différentes communautés sociales qui se greffent autour de la série Hélène et les Garçons. Elle veut montrer que « La télévision est l’objet d’échanges dans une multitude d’autres communautés sociales, à l’école, sur le lieu de travail, dans le voisinage, dans les lieux de loisirs ou de vacances. » En outre, la série est aussi « l’objet de nombreuses pratiques collectives : jeux de rôles, échanges d’objets, de vêtements, de jouets, d’images. »

Des fans lambdas des sitcoms AB.
Des fans lambdas de sitcoms AB.

Ainsi, Hélène et les Garçons, comme les séries pour adolescents en général, constituent une sorte de « culture club » pour reprendre les termes de François Jost. Dominique Pasquier s’attache à décrypter le rapport à la télévision : « Une expérience socialement normée et organisée (…), il faut s’intéresser aux positions spectatorielles qui sont affichées sur la scène sociale, qu’elles correspondent ou non à la réalité des pratiques et des goûts. »

Cette sociologie des séries pour adolescents distingue celles qui relèvent d’un phénomène social et les simples succès d’audimat. Elle prend pour exemple le cas de Seconde B : « Une série peut avoir de bons scores à l’Audimat et ne pas générer de dynamique sociale. Ce fut le cas par exemple de Seconde B, une série lancée par les chaînes publiques pour contrer le succès d’Hélène et les Garçons. Seconde B réunissait un million et demi de téléspectateurs à chaque épisode mais n’a jamais réussi à s’imposer comme un support actif dans la sociabilité juvénile. Sans doute d’ailleurs en partie à cause de son caractère trop ouvertement pédagogique : les séries à messages suscitent des interprétations moins polymorphes et moins actives. »

Face au monde nostalgique d'AB, Seconde B et sa banlieue. Malheureusement, série trop pédagogique, trop service public, trop nulle ?
Face au monde nostalgique d’AB, Seconde B et sa banlieue. Malheureusement, série trop pédagogique, trop service public, trop nulle ?

Autre cas de figure, la sitcom de Will Smith, le « wesh » des 90’s, qui a su imposer sa marque dans les cours de récréation : « Le cas du Prince Bel-Air n’a pas été un immense succès d’audience mais a tenu une place importante dans la société juvénile populaire, inspirant des styles vestimentaires et des pratiques imitatives. » Le premier processus de socialisation de ce type de séries d’articuler autour de la sexualité : « La sociabilité féminine s’organise autour des séries sentimentales, Beverly Hills, Hélène et les Garçons, Premiers Baisers. La sociabilité masculine autour de séries centrées sur l’action et dont les personnages principaux sont des héros masculins : Parker Lewis, Le prince de Bel-Air, Sauvés par le gong. »

Ensuite c‘est le facteur de l’âge qui entre en compte : « Les séries agissent comme marqueurs d’identité générationnelle. Les plus jeunes privilégient des séries dont les héros sont des collégiens plutôt que des étudiants. Les plus âges au contraire, portent leurs choix vers des séries mettant en scène des personnages plus mûres et surtout plus complexes. Une série comme Premiers Baisers, fondée sur des trames narratives simplistes et des personnages très caricaturaux, est par exemple toujours un choix d’enfant jeune. Elle est exclue de la sociabilité des plus grands qui la jugent puérile, et donc impropre à s’intégrer dans leurs réseaux d’échanges. »

La communauté que la sociologue étudie, c’est celle des fans. Elle distingue trois communautés : la communauté des fans, la communauté critique et la communauté parodique.

« On est frappées, cinglées, givrées de vous »

Tout d’abord les fans : « La communauté des fans, celle qui se met socialement en scène de la manière la plus visible. La fan est quelqu’un qui se montre comme fan. » Cette démonstration de la « fanitude » se révèle de manière ostentatoire, car la fan s’affiche. Tee-shirt, posters, objets de toutes sortes, imitation vestimentaire, de coiffure, tout y passe.

Dans son étude des courriers de fans, la sociologue cite quelques lettres explicites, comme celle d’une jeune fille écrivant à Hélène : « J’ai 120 posters de toi et des autres d’Hélène et les Garçons, même que ma mère m’a obligée à enlever ceux qui étaient sur ma porte, quel dommage ! Ma mère dit qu’on a mis du papier peint pour rien ! Sache que je suis l’une de tes plus grandes fans. Ma chambre tout le monde la surnomme « La caverne d’Hélène » et c’est vrai, il n’y a que des photos de toi. » (Emilie, petite ville, Oise).

Le fan de base achète tout ce qu'il peut. Pauvres parents...
Le fan de base achète tout ce qu’il peut. Pauvres parents…

Parfois le fanatisme n’est pas loin, lorsqu’on lit cette lettre de deux sœurs qui écrivent à AB : « Je crois que nous sommes vos plus grandes fans, la preuve : on regarde chaque épisode au moins trois fois, on achète tous les journaux qui parlent de vous, on retranscrit le scénario de chaque épisode, on l’apprend et on le joue avec d’autres amies (chacun a son rôle). Les posters remplissent notre chambre, on connaît toutes les chansons, on a tous les habits d’Hélène, on connaît tout ce qu’il y a de publiquement connu sur vous, on rêve de vous, on a fondé un fan club, on est allé au concert et on en a pleuré pendant deux semaines. On a pris des tas de photos et on photographie le générique et au moins dix à douze scènes de l’épisode ! Bref on est frappées, cinglées, givrées de vous ! ! ! Léa appellera ses enfants Nicolas et Bénédicte et Chloé les siens Adeline et Laly. On va faire Beaux-Arts et on fait tout pour vous ressembler. »

Le point commun de tous ces fans se résume dans l’importance de l’esprit communautaire : « L’intégration dans un réseau d’échanges et de discussions est indispensable ». C’est avec ses amis que l’on partage ce lien en premier lieu : « Premier collectif : la meilleure amie. Elle peut avoir acquis ce statut de meilleure amie parce qu’elle était fan elle aussi ou bien avoir été convertie. »

Ensuite c’est dans l’école, la classe, que l’on partage sa passion, non sans un esprit de compétition (qui sera la plus grande fan, qui aura en premier sa photo dédicacée…) La question du nombre de fans marque enfin la solidité de la communauté. Le fan sait qu’il y a des millions d’autres fans. Comment douter de sa passion partagée par tant de semblables. Toutefois c’est aussi un facteur d’insécurité dans sa relation à l’idole, car la concurrence est dure pour attirer son regard vers soi parmi tant d’autres.

« Hélène a drainé chez les adolescents tout un public très critique, mais fidèle devant son poste »

Le deuxième type de communauté est celle qui critique. Pour Dominique Pasquier, c’est « un des paradoxes les plus intéressants de la série : elle a drainé chez les adolescents tout un public très critique, mais néanmoins fidèle devant son poste (…), ces téléspectateurs critiques ne se cachent pas : ils avouent regarder Hélène et les Garçons. Mais cet aveu se fait au prix de tout un travail rhétorique visant à montrer que leur manière de regarder est bien différente de celle du public des petites fans : ils regardent la série en la trouvant insipide, débile et même parfois insupportable. »

Dans le fameux reportage d’Envoyé Spécial sur le phénomène Hélène, on pouvait voir justement des jeunes tenir des propos très acides vis-à-vis des sitcoms, notamment les garçons. Certains de ces ados sont fabuleux.

Pour la sociologue, cette posture a un fondement de marquage culturel : « En affichant une position critique, ces adolescents marquent bien les différences entre eux et le public prétendument mystifié des enfants du primaire. »

Dans cette communauté se retrouve aussi des étudiants, accros aux sitcoms AB mais qui ont des difficultés à l’assumer. Une jeune étudiante raconte ainsi à la sociologue son rapport aux sitcoms AB, par une sorte de coming-out : « Tout le monde déteste mais tout le monde regarde, surtout quand on fait des baby-sitting, c’est comme Casimir, ça crée des liens subculture. Mais Casimir, c’était mieux ! La seule excuse valable pour regarder, c’est qu’en rentrant des cours on est crevé. On se laisse porter par le flot, on ne réfléchit pas. C’est parfait pendant les révisions d’examens, c’est tellement niais. On en parle beaucoup mais au 3° ou 4° degré pour se moquer et ridiculiser les personnages, quelque fois on s’amuse à faire des rires comme dans le feuilleton, peut-être aussi pour détourner du fait qu’on regarde quand même… »

« La niaiserie ne vaut que si elle est partagée par tous »

Il existe une dernière communauté, qui se démarque par son aspect purement parodique. Victime de son succès, l’univers des sitcoms AB draine vers lui toute une catégorie de téléspectateurs défiant les habituelles analyses sociologiques. Contre toute logique, ce sont des étudiants au fort capital culturel qui s’affirment « fans » des sitcoms, sans aucun complexe apparent. Dominique Pasquier cite un entretien avec Séverine, 21 ans, qui donne un bon aperçu du regard que portent ces étudiants vis-à-vis d’AB : « Je suis archi fan, je suis complètement accro, ça m’arrive de sécher des TD pour ne pas rater un épisode. C’est trop génial. Hier tu ne sais pas le truc atroce qui est arrivé à Johanna ? Elle avait perdu dans la salle de gym la bague que Christian lui avait offerte pour son anniversaire et c’est Nathalie qui l’avait prise. T’imagines ? C’était atroce, heureusement Bénédicte a réussi à la récupérer. Quel suspense… Non vraiment je pourrais même pas faire une critique, tout est bien, c’est super, je dirai même c’est profond. »

Attention, dans les années 90, un groupuscule nommé le GAP a fait régner la terreur dans ce haut lieu de l'intelligentsia française.
Attention, dans les années 90, un groupuscule nommé le GAP a fait régner la terreur dans ce haut lieu de l’intelligentsia française.

On le voit, ces faux fans se comportent le plus possible comme les vrais. Ce mimétisme a été poussé à son extrême par des étudiants d’une grande école à Paris, qui ont fondé un groupuscule inédit et précurseur en quelque sorte de la communauté des « sitcomologues ».

Leur objectif est alors de se présenter aux élections de Sciences Po avec un programme parodique centré sur Hélène et les Garçons. Dominique Pasquier nous raconte ainsi l’histoire du GAP (Glande Anti-Parisianisme et Pastis), par la voix de son créateur : « L’idée m’est venue en regardant « Voisin, voisine ». On passait des nuits blanches au foyer, à quatre ou cinq dans la chambre à regarder Voisin voisine ou Tendresse et passion. On était morts de rire. J’ai découvert Hélène ensuite et vraiment ça battait des records. Au début on a juste fait des posters avec des extraits d’Hélène et de Voisin voisine, puis après on a commencé à diffuser des tracts avec des résumés d’épisodes. Les gens venaient nous demander : qu’est-ce qui s’est passé hier ? Alors on a commencé à faire des résumés écrits qu’on affichait tous les jours. Ça répondait à une demande. Pendant la période électorale on avait une table avec des exemplaires de « Bravo Girl! » et une pétition à signer pour le retour de Johanna dans la série. On passait aussi des chansons d’Hélène sur la péniche (le hall de Sciences-Po) ça marchait très bien, à la fin tout le monde connaissait les paroles, on se marrait. Quand on parle d’Hélène à Sciences-Po, pas besoin de dire que c’est nul, on ne critique pas, il suffit de mettre un poster, tout le monde comprend. On n’a pas besoin d’avoir l’attitude « c’est nul, c’est nul », tout le monde le sait. On était huit sur la liste électorale du GAP, on regardait tous les épisodes en prenant des notes pour faire des résumés. A la fin, on était plusieurs à être vraiment accros, c’était dingue. En tout cas ça a marché, on a eu 9% des voix grâce à Hélène. »

"La niaiserie ne vaut que si elle est partagée par tous".
« La niaiserie ne vaut que si elle est partagée par tous ».

On peut imaginer les scènes délirantes à Sciences-Po de pseudos fans d’Hélène et les Garçons diffusant tracts et musiques made in AB. Toutefois la sociologue rappelle l’importance du slogan du GAP : « En terminant chaque résumé d’épisode par la phrase « la niaiserie ne vaut que si elle est partagée par tous », le GAP prend des précautions et avertit les lecteurs du statut qu’il faut donner à la campagne : un canular dans une institution qui les pratique peu (…) ce message qui pratique l’élitisme à l’envers, est moins une bravade culturelle qu’un jeu de travestissement social : une sorte de snobisme exacerbé, moins à l’égard des fans que de la communauté critique qui croit utile de dénoncer la série pour pouvoir la regarder. »

Cet effet de distinction, au sens bourdieusien du terme, marque bien la nette séparation sociale entre ces fans étudiants qui s’amusent avec une culture populaire qu’ils méprisent fondamentalement.

Le programme électoral du GAP comportait plusieurs revendications : _ Bravo Girl! La revue culte de la génération GAP en accès direct à la bibliothèque. _ Promotion d’Hélène et les Garçons selon trois axes : 1) traduction de la série en anglais b (Râaâ ! ! ! Johanna en VO ! ! !) et diffusion au labo de langues. 2) remise en service de TV Sciences-Po de 17 h 55 à 18 h 25, du lundi au vendredi 3) un nouveau nom pour Boutmy : l’amphi Jean-François Porry d’après le génie des temps modernes; _ Rachat par Arte des 3 842 épisodes de Voisin voisine la série culte de la génération GAP, pour remplacer avantageusement les moutons asthmatiques de fin de programme
Le programme électoral du GAP comportait plusieurs revendications :
_ Bravo Girl! La revue culte de la génération GAP en accès direct à la bibliothèque.
_ Promotion d’Hélène et les Garçons selon trois axes :
1) traduction de la série en anglais b (Râaâ ! ! ! Johanna en VO ! ! !) et diffusion au labo de langues.
2) remise en service de TV Sciences-Po de 17 h 55 à 18 h 25, du lundi au vendredi
3) un nouveau nom pour Boutmy : l’amphi Jean-François Porry d’après le génie des temps modernes;
_ Rachat par Arte des 3 842 épisodes de Voisin voisine la série culte de la génération GAP, pour remplacer avantageusement les moutons asthmatiques de fin de programme

Le GAP et ses délires ne peuvent laisser indifférent les sitcomologues des années 2000. Nous partageons la même approche parodique, et finalement la même addiction aux productions AB qui peut atteindre de manière assez paradoxale la communauté parodique. Néanmoins l’époque a changé, le statut des sitcoms AB étant passé de phénomène majeur (médiatique et sociologique), à celui principalement d’un objet de culte pour nanardeurs.

Par ailleurs, la sociologue rappelle bien que la communauté critique a périclité dès la fin de la dynamique d’Hélène, que l’on peut dater à la fin de l’année 1994. La relation qu’entretiennent les nouvelles communautés de fans du XXI° siècle vis-à-vis de l’univers AB méritera donc d’être étudiée prochainement.

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