Personne n’a envie de voir des femmes rondes sur les podiums. Ce sont des grosses bonnes femmes assises avec leur paquet de chips devant la télévision qui disent que les mannequins sont hideux. La mode, c’est le rêve et l’illusion. Karl Lagerfeld.
Quiconque ayant suivi les sitcoms AB a pu s’apercevoir que le traitement de la thématique du « poids » n’a jamais été neutre. Que ce soit dans les sitcoms phares (Hélène et les Garçons, Premiers Baisers, les Filles d’à Côté) ou au sein des plus « freaks » (Miel et les Abeilles, Garçons de Plage…etc), il existe un paradigme jamais remis en question : il faut être mince quand on est une femme, et si l’on est gros, on est au mieux « amusant », au pire un « débile pervers ».
« Citées et encensées allégrement dans les sitcoms AB par les protagonistes masculins, les « tops » s’avèrent être de véritables modèles, tant pour les personnages féminins des séries que pour le jeune public, composé en majorité d’adolescentes boutonneuses »
Il est nécessaire de rappeler le contexte des années 90. La décennie voit deux facteurs changer radicalement la société, avec l’émergence de deux phénomènes articulés l’un à l’autre : un nouveau type de « top model », et l’accélération du processus de la mondialisation.
Ainsi, de nouvelles valeurs, portées par de puissants médias, s’imposent à la jeunesse française et mondiale. L’univers AB, que l’on pourrait croire naïvement enfermé dans une dynamique franco-française, est au contraire touché de plein fouet par cette révolution mondiale. Déjà entamée dans les eighties, la surmédiatisation des tops de la mode impose par le haut un modèle-type de la beauté féminine, le début de ce qu’on peut appeler un « culte de la minceur ».
De cette « élite de la beauté » qui a inondé les magazines de l’époque, on retient encore aujourd’hui les mythiques prénoms : Claudia, Cindy, Naomi, Kate, Carla, Kim… Citées et encensées allégrement dans les sitcoms AB par les protagonistes masculins (Kim Basinger en tête), les « tops » s’avèrent être de véritables modèles, tant pour les personnages féminins des séries que pour le jeune public, composé en majorité d’adolescentes boutonneuses.
C’est ce raz-de-marée médiatique au début des 90’s qui impose comme unique référence ces mannequins superstars de la mode. Toutes ont en commun une plastique irréprochable. Elles sont belles, grandes, musclées, et bien sûr, minces, voire squelettiques (pour le cas de Kate Moss principalement).
« Qui est-il, celui qui la martyrise, qui la terrorise ? Il se nomme hamburger. S’il ne pèse que 210 grammes, elle l’évite comme la peste ! Eh oui, Hélène est une fille équilibrée qui n’a peur de rien… sauf de grossir ! Alors quand vous la verrez dans le feuilleton, si grande, si svelte, comme vous l’aimez, ayez une pensée émue pour cette chère Hélène qui se prive afin de continuer à vous plaire »
L’univers AB ne pouvait échapper à cette évolution sociétale, qui rappelle d’ailleurs celle des sixties lors de la starification des premières stars du mannequinat. Twiggy, grande, maigre et frêle, était alors considérée comme un canon incontestable de la beauté féminine. Avec Jean-Luc Azoulay aux commandes, lui-même rejeton des 60’s et fan des « années Yéyé », l’univers AB ne pouvait pas passer à côté du phénomène. Le producteur ne savait que trop bien que les vedettes de l’époque, Brigitte Bardot, Françoise Hardy, Sylvie Vartan, étaient des figures féminines majeures, influençant le style et le quotidien de millions de femmes.
Avec Hélène Rollès, son idée est de (re)commencer un nouveau cycle. L’héroïne de la sitcom éponyme doit alors représenter la nouvelle femme idéale, blonde et mince, à l’instar des anciennes idoles. Et le résultat est une franche réussite. Fins observateurs, les Anglais ne s’y trompent pas en titrant que Hélène Rollès est la nouvelle Bardot des années 90.
Ainsi, Hélène est incontestablement le modèle à suivre. D’abord pour les autres comédiennes. C’est pourquoi celles-ci sont toutes castées par AB en fonction de leur poids. Elles sont minces dans 99 % des cas, du moins à leur entrée dans une sitcom. En outre, une grande partie d’entre elles ont été mannequins avant de se lancer dans la comédie, ce qui facilite largement la sélection. Ensuite, Hélène se doit de donner l’exemple pour son jeune public, avide d’identification.
En reprenant l’analyse de la célébrité d’Éric Corbobesse et Laurent Muldworf, en tant que « star », Hélène est une sorte de « télépathe », entrant « au plus profond de la psyché humaine » et agissant « comme un puissant levier dans la matière même du désir et du fantasme. » Le fan est alors dans cette optique un « fanatique », « une personne montrant une passion ou une admiration excessive, exaltée (…) une passion qui repose sur des affectifs fondamentaux : besoin de croyance, besoin d’idéalisation, d’admiration, besoin d’aimer, d’espérer, de sublimer sa fragile condition humaine. » [1]
« Je suis mince uniquement parce que je fais des efforts. Je dois surveiller ce que je mange. Le midi, je n’ai que trois quart d’heures pour déjeuner, alors j’avale des gâteaux de régime par manque de temps. Heureusement ! »
Dans notre cas, les « fans » adolescentes lisent avec la plus grande attention dans leurs magazines que pour être belle, il faut être mince, svelte et faire du sport (c’est alors la folie du topless à la plage). Et les journalistes ne manquent pas d’interroger Hélène sur son rapport à la nourriture, sur sa technique pour garder une taille fine…etc. Hélène est évidemment sommée de jouer le jeu. En plus d’insister sur son habitude de faire des balades en forêt, la comédienne cible son ennemi numéro un : le hamburger.
Dans un étonnant article de France Dimanche, on peut alors lire une surréaliste chronique sur le rapport qu’entretient Hélène avec son pire ennemi : « Qui est-il, celui qui la martyrise, qui la terrorise ? Il se nomme hamburger. S’il ne pèse que 210 grammes, elle l’évite comme la peste ! Eh oui, Hélène est une fille équilibrée qui n’a peur de rien… sauf de grossir ! Alors quand vous la verrez dans le feuilleton, si grande, si svelte, comme vous l’aimez, ayez une pensée émue pour cette chère Hélène qui se prive afin de continuer à vous plaire ! » [2]
« A 14 ans, je suis allée aux États-Unis, en échange scolaire. J’y suis restée trois semaines et sur ce laps de temps, j’ai pris huit kilos, à force de manger des hamburgers, des pizzas… Quand je suis partie de France, je pesais 49 kilos, et à mon retour, 57 ! Je tiens cela de ma famille. Personne n’est obèse, mais tout le monde doit se surveiller »
Hélène est finalement obligée d’expliquer aux jeunes filles qu’elle éprouve les mêmes difficultés que ses fans, qu’elle est encore une fois « une fille comme les autres », obligée de s’imposer une stricte hygiène de vie pour garder sa ligne.
Son message, diffusé dans de nombreux médias AB, insiste sur la discipline nécessaire que toutes les jeunes filles se doivent de respecter si elles ne veulent pas devenir de petites grosses : « Mon angoisse secrète c’est de grossir ! Je suis mince uniquement parce que je fais des efforts. Je dois surveiller ce que je mange. Le midi, je n’ai que trois quart d’heures pour déjeuner, alors j’avale des gâteaux de régime par manque de temps. Heureusement. » [3]
La belle Hélène raconte en outre une pittoresque anecdote, censée avertir ses jeunes congénères sur les conséquences d’une non maîtrise de soi avec la bouffe : « A 14 ans, je suis allée aux États-Unis, en échange scolaire. J’y suis restée trois semaines et sur ce laps de temps, j’ai pris huit kilos, à force de manger des hamburgers, des pizzas… Quand je suis partie de France, je pesais 49 kilos, et à mon retour, 57 ! Je tiens cela de ma famille. Personne n’est obèse, mais tout le monde doit se surveiller. »
« Il est évident que la restriction alimentaire en vue de la minceur est devenue un modèle de comportement promu par la culture dominante et que renforcent la publicité et les médias »
Les ados françaises ont-elles réellement pris comme modèle Hélène Rollès dans leur rapport à leur poids, leur consommation alimentaire ? Pour le psy Bernard Brusset, il est « évident que la restriction alimentaire en vue de la minceur est devenue un modèle de comportement promu par la culture dominante et que renforcent la publicité et les médias. » [4]
Le « phénomène Hélène » n’est bien sûr qu’un facteur secondaire parmi tout en ensemble de valeurs édictées comme nouvelles normes de la beauté féminine.
En outre, pour le psy, « à l’adolescence, surtout féminine, la beauté est souvent perçue comme le moyen exclusif d’être aimée, admirée, reconnue. Le corps, plus qu’un moyen d’action comme pour le garçon, est d’abord un objet. Il peut être contrôlé et modifié (l’habillement, le maquillage, l’amaigrissement, la chirurgie esthétique). » Il rappelle avec Freud que « s’installe, en particulier dans le cas d’un développement vers la beauté, un état où la femme se suffit à elle-même, ce qui la dédommage de la liberté de choix d’objet que lui conteste la société. »
Mais surtout, il insiste sur le changement de paradigme entamé depuis la révolution sexuelle des années 60 : « Le narcissisme féminin à l’adolescence a pris d’autres dimensions dont celle de la fétichisation du corps plus ou moins dénudé, exhibé et voulu parfait. D’où la griserie de beaucoup d’adolescentes de découvrir et de jouir de leur beauté et de leur pouvoir de séduction ou, plus souvent, de souffrir de leur insuffisance par rapport à d’autres, et de l’injustice fondamentale de la distribution de ces qualités. C’est que la passion scopique que cultive la société du spectacle valorise d’abord la beauté, gage de pouvoir et de supériorité, celle de la ‘girl-phallus’. »
« La minceur et la légèreté condensent des valeurs dominantes dans les pays riches, comme force dans la fragilité, supériorité dans la triple dimension confondue de la sensation, de l’esthétique et de la morale, et comme distinction »
Ainsi, pour une jeune fille des 90’s, la minceur signifie dans ce contexte être un « gage de valeur opposé à la vulgarité de l’obésité ; la minceur et la légèreté condensent des valeurs dominantes dans les pays riches, comme force dans la fragilité, supériorité dans la triple dimension confondue de la sensation, de l’esthétique et de la morale, et comme distinction (dans le sens bourdieusien, ndlr). »
Les sitcoms AB, de par leur casting entièrement composé de jeunes femmes minces, sveltes, dont les corps sont visiblement entretenus et mis en valeur dans les diverses salles de sports, sont ainsi complètement en phase avec leur époque. Les sitcoms offrent aux jeunes filles des modèles idéaux de femmes modernes, qui aiment et respectent leur corps et qui doivent surtout correspondre à ce qu’attendent les hommes.
Cette forme de propagande ne se résume toutefois pas aux physiques des comédiennes AB. Au sein même des séries, tout un discours bien rôdé se met en place, toute une propagande se déverse. Les ados ont certes des modèles visibles à l’écran, mais bénéficient aussi de conseils et d’exemple à suivre, ou ne pas suivre.
« Vous avez entendu comment Christian m’appelle : la grosse ?! Ça veut dire qu’au fond de lui, il me trouve grosse »
C’est sans aucun doute la sitcom Hélène et les Garçons qui développe le discours le plus abouti sur le poids des filles, avec un lieu clé : la salle de sport. Premiers Baisers étant au départ destinée à un public plus enfantin, on n’y voit pas d’espace dédié à l’exhibition des corps (il faudra attendre pour cela la suite, les Années Fac, et donc le passage à l’âge adulte des personnages). Seul un personnage secondaire, une amie qui revient faire rapide un coucou à Justine et Annette, a connu des problèmes de poids. Surnommée « Bouboule » par ses anciens camarades, sa présence rappelle qu’il peut exister des grosses dans la sitcom.
Heureusement, cette dernière « a fondu » comme le souligne la perspicace Justine. Sylvie (son vrai prénom) a effectivement, selon ses propres termes, « fait des efforts« , et surveille dorénavant sa consommation de glaces. Justine en conclut, sans rire : « Bon bah maintenant on a plus de raison de t’appeler Bouboule. » Sympa n’est-ce pas ? Quant aux Filles d’à Côté, la thématique du poids est aussi largement abordée, mais elle concerne un autre public totalement différent, celui des femmes quadras, ou plus précisément celui des MILF.
Dans Hélène, la salle de sport est donc l’endroit idéal pour parler de son corps, l’exposer et le questionner. Dès l’épisode 7 « Jimmy », toute la rhétorique sur ce que nous nommons le « diktat de la minceur d’AB » se met en place. Une discussion a priori anodine entre les héroïnes en pose en quelque sorte les fondations théoriques :
Johanna : – « Nathalie plaît à Christian. Alors je me suis demandé qu’est-ce qu’elle a de plus que moi. Et d’abord, Nathalie est plus mince que moi.
Hélène : – Bah à peine. Et on peut quand même pas dire que tu sois vraiment énorme.
Johanna : – Mais à peine c’est suffisant. Vous avez entendu comment Christian m’appelle : « la grosse » ?! Ça veut dire qu’au fond de lui, il me trouve grosse. »
Un premier constat visuel, paradoxal, s’impose : la comédienne qui incarne Johanna (Rochelle Redfield) est contrairement à ce que laisse supposer son apparence, considérée comme une « grosse ». Pour la crédibilité de la scène, on repassera. Mais surtout, la situation révèle qu’il y a hiatus quasi impossible à dépasser dans les sitcoms AB, puisque comme nous l’avons déjà dit, aucune comédienne castée chez AB n’avait de kilos en trop. Le malaise est palpable, et on aimerait se (re)mettre à la place des jeunes filles qui suivaient la sitcom et qui tentaient de comprendre ce qui se jouait à l’écran devant une telle énormité.
Le deuxième constat est qu’une certaine idée de la femme et de son rôle est en jeu. Ici, nous sommes en plein dans ce que les critiques d’AB avaient formulé : des sitcoms réactionnaires et anti-féministes. La femme doit en effet se plier aux volontés du garçon. La simple idée de maigrir pour sa propre santé n’est jamais invoquée. Non, il fait maigrir pour séduire. Dans notre exemple avec Johanna, la jeune américaine doit maigrir car sa rivale pour gagner le cœur de Christian est « plus mince ». Et Johanna ne se contente pas de simples paroles, elle passe à l’acte. Elle dit « ne pas avoir mangé depuis trois jours » (!), et compte faire « 30 kilomètres de vélo tous les jours ». Son objectif avoué est de : « perdre 10 kilos ». Certes, Hélène rappelle que c’est « dangereux pour la santé » et tente de raisonner son amie.
Rappelons que Johanna est d’abord et avant tout américaine, ce qui peut facilement laisser sous-entendre qu’elle est naturellement portée à devenir grosse (le pays du hamburger et du Coca), et qu’elle n’a pas vraiment toute sa tête (les Américaines sont « naturellement » excentriques). En effet, Johanna est la comique attitrée de la série, un personnage loufoque pas vraiment écrit au départ dans l’intention de s’affirmer comme un modèle à suivre.
« Cet état de servitude psychique se traduit dans d’innombrables épisodes, au sein desquels les filles suent sang et eau pour perdre ces fameux kilos en trop, dans l’espoir de continuer à séduire les garçons et ne pas être la prochaine cocufiée »
Pourtant, si « sainte » Hélène demeure la grande star du show, les ados vont aussi et surtout se reconnaître en Johanna, humiliée et maltraitée la plupart du temps par Christian. Là encore, le besoin d’identification prime.
Pour la petite histoire, ce « régime draconien » de Johanna s’arrêtera temporairement : elle s’évanouit dans la scène suivante à la piscine, pour être sauvée finalement par un beau maître-nageur. Merci le régime ! Cette forme manifeste de soumission est prônée avant tout par Hélène. L’héroïne représente dans la série la figure la plus classique et archaïque de la jeune fille bien élevée, souple dans ses rapports avec les hommes, prête à tous les sacrifices pour plaire au garçon qu’elle aime. Hélène c’est la douceur, la candeur, la belle plante qu’on arrose, d’eau fraîche uniquement. Néanmoins, ses parents sont des soixante-huitard, et auraient pu logiquement transmettre une autre mentalité à leur fille.
Mais le créateur des sitcoms AB n’a semble-t-il pas voulu transposer à l’écran les valeurs portées par Mai 68, « révolution » à laquelle il a pourtant participé dans sa folle jeunesse. Cet état de servitude psychique se traduit dans d’innombrables épisodes, au sein desquels les filles suent sang et eau pour perdre ces fameux « kilos en trop », dans l’espoir de continuer à séduire les garçons et ne pas être la prochaine cocufiée. Ce qui, il faut bien le dire, n’empêche en rien d’arriver.
Maigrir… pour l’amour d’un garçon
Les garçons quant à eux viennent à la salle de sport de façon purement épisodique, passant le plus clair de leur temps à « répéter » dans leur garage. Ils ont ce privilège qui consiste à ne jamais grossir. Et quand ils viennent se frotter au tapis de sport, c’est pour mieux mater les jolis culs des hordes de filles se trémoussant dans d’affreuses tenues de sports qui rappellent que trop bien l’esthétique dégueulasse des années 80. Et quand ces mêmes garçons ont le loisir d’effectuer une sympathique tournée en Angleterre, les filles n’ont qu’une seule idée en tête : arrêter de manger pour ne boire plus que l’eau.
« Souviens-toi de ce qu’on s’est dit : pendant la semaine de travail des garçons, on ne dîne pas, pour être encore plus belle quand on les reverra »
C’est l’inévitable Hélène qui harangue ses troupes : « Vous verrez comment les garçons nous trouverons belles ! » Un dialogue entre Cathy et Hélène est à ce titre édifiant sur les « privations » alimentaires qu’elles s’infligent sans faille pour leurs mâles. Tandis que les deux jeunes filles attendent la « grosse » Johanna dans leur chambre universitaire, le fait (rare) de réviser semblent leur donner de l’appétit :
Cathy : – « J’ai faim, pas toi ?
Hélène : – Si. Mais souviens-toi de ce qu’on s’est dit : pendant la semaine de travail des garçons, on ne dîne pas, pour être encore plus belle quand on les reverra.
Cathy : – Juste un tout petit biscuit de régime ?!
Hélène : – Cathy, tu as juré !
Cathy : – Bon t’as raison Hélène j’ai failli craquer. »
Le départ soudain de Johanna ne brise pas cette dynamique de soumission, bien au contraire. Le personnage de Laly poursuit et accentue cette folie des régimes. La binationale (française et brésilienne) prend progressivement les mêmes traits de caractère de Johanna, puis les amplifie. Elle a le même physique de mannequin, avec toutefois une particularité : des cuisses et des fesses plus musclées que la moyenne.
C’est le point de départ de complexes mal assumés pour la jeune femme, qui enchaîne à son tour régime sur régime, entre deux phases de boulimies. Encore une fois, un sujet qui aurait certainement mérité un traitement avec plus de finesse, mais qui devient dans une sitcom AB un sujet de dérision. Laly peut dans un épisode décider de refuser de manger, puis dans le suivant se goinfrer de glaces et de hamburgers.
Dans l’épisode « Jamais simple », on peut ainsi voir une scène consternante, dans laquelle Laly troque son burger adoré pour une salade. Devant ses amis hilares, Laly paraît en état de semi-dépression, et tente coûte que coûte de s’auto-convaincre du bienfait de sa démarche : « J’essaye de me concentrer sur cette pauvre feuille de salade en essayant de me dire qu’elle est aussi bonne qu’un hamburger. »
« On apprend que chez AB, faire du 38 pour une fille signifie s’approcher dangereusement de la ligne rouge »
Tout au long de la série, ses « copines », la sournoise Adeline en tête, lui font remarquer qu’elle va grossir, que ses hanches sont trop développées ou encore qu’elle va perdre son petit ami étant donné le gros cul qu’elle se paye. Sa paresse à la salle de sport est vivement critiquée.
Dans l’épisode « Jamais simple », une scène va jusqu’à préciser concrètement la taille supposée des filles. Tandis qu’Adeline a besoin de vêtements, Laly souhaite lui prêter les siennes. Mais le pantalon qu’elle lui propose est visiblement trop large. On apprend au passage que chez AB, faire du 38 pour une fille signifie s’approcher dangereusement de la ligne rouge :
Laly : – « Tu fais bien du 38 ?
Adeline : – Non non Laly, du 36.
Laly : – Bon ben je vais un petit tour à la salle de gym. »
Avec de tels dialogues, on imagine aisément la consternation de certaines adolescentes se rendant compte qu’elles aussi seraient considérées comme des « grosses » si elles rencontraient une Adeline ou une Béné.
Sébastien tient de son côté un discours totalement hypocrite, puisque à l’instar de tous les hommes de la série, il déclare ouvertement qu’il se fiche des régimes de sa copine, préférant « les femmes avec des formes. » De même, Laly peut aussi tenir ce genre de discours, mais qui tiennent plus de l’auto-persuasion que d’un véritable constat, du moins aux yeux des autres protagonistes : « Vous voyez les filles ça plaît aux garçons les courbes avantageuses. »
Pourtant, à l’instar de son ami Nico qui ne dit rien ou presque sur les pratiques alimentaires d’Hélène, Sébastien ne manifeste jamais vraiment de mécontentement quand sa Laly se lance dans un nouveau programme de minceur. Au mieux, il déclare qu’elle est « très jolie comme elle l’est », sans grande conviction.
« N’ayant plus besoin de « séduire » le temps de sa grossesse, Rosy est ainsi temporairement exemptée de ce « besoin vital » pour une femme consistant à garder une ligne parfaite »
Pire, Sébastien est attiré par une autre fille, Linda, un mannequin dans la série. Ce personnage joue d’ailleurs un rôle important dans le « diktat de la minceur » des sitcoms AB : l’Australienne explique continuellement qu’elle ne peut prendre de kilos vis-à-vis de son métier, et les filles semblent devoir se comparer sans cesse à son physique.
Ironie du sort, par la suite, c’est la comédienne Linda Lacoste qui prendra le plus de kilos, laissant apparaître à l’écran quelques jolies rondeurs au niveau des hanches et des fesses. Évidemment, il ne sera jamais fait mention de cette relative prise de poids, tandis qu’une Laly subira tout au long d’Hélène et les Garçons, puis de sa suite le Miracle de l’Amour, les quolibets de ses mesquines camarades. Pourtant, on ne peut laisser passer sous silence un ironique constat : Laly Meignan ne sera jamais aussi mince au fur et à mesure des tournages du « Miracle ».
En outre, le personnage de Laly finit par reproduire à son tour le même schéma malsain. La victime devient harceleur. Elle exhorte ainsi une nouvelle nana de la bande, Rosy, à mettre un stop à sa consommation excessive de pizzas (son compagnon, Olivier, n’a lui jamais de remarques à ce propos) et à se mettre sérieusement au sport. Il faudra attendre la révélation qu’elle attend un bébé pour que Laly laisse la jeune femme respirer et se « laisser aller ». N’ayant plus besoin de « séduire » le temps de sa grossesse, Rosy est ainsi temporairement exemptée de ce « besoin vital » pour une femme consistant à garder une ligne parfaite.
Une dichotomie entre les personnages féminins censés être « gros » et le physique réel des comédiennes
On le voit, il y a dans la sitcom une dichotomie entre les remarques adressées à certaines filles, censées être les « grosses » de service, et le physique réel des comédiennes. Dans le Miel et les Abeilles, la situation est exactement la même en ce qui concerne la cousine de Lola, Joëlle. Incarnée par la sublime et très (très) mince Marie Roversi, celle-ci se plaint de sa supposée prise de poids. Elle dit ne plus rentrer dans son jean et décide d’entamer à son tour un régime dans l’épisode « Un examen de passage ».
Celui-ci diffère cependant quelque peu. La sitcom du « Miel » étant par définition surréaliste, le plan de Joëlle est dans un premier temps celui improbable de ne plus sortir de chez soi, afin d’éviter toute tentation : « Je ne prends plus de risque, je ne sors plus de ma chambre. La meilleure façon de faire un régime c’est de rester enfermée. » Ici, point question en effet d’exercer un quelconque sport ou adopter un type de régime alimentaire approprié. Pire, Joëlle a lu dans un magazine que les relations sexuelles font perdre aussi des calories.
Elle prend alors la décision de « s’exercer » avec un garçon de la bande des « Abeilles » et se vante d’avoir perdu « au moins 20 000 calories » avec Édouard ! Le sujet étant relativement tabou, il est difficile de savoir ce que pensaient réellement les comédiennes des remarques sur ces pseudos prises de poids de leurs personnages.
« On sait maintenant par des témoignages ultérieurs que beaucoup de comédiennes faisaient très attention à leur poids sur les tournages »
On ne peut que constater que beaucoup de comédiennes maigrissent au fil des années, à l’instar d’une Laly Meignan qui apparaît extrêmement mince dans le Miracle de l’Amour. On sait d’ailleurs par des témoignages ultérieurs que beaucoup de comédiennes faisaient très attention à leur poids sur les tournages, à l’instar de Virginie des Années Fac qui vivait manifestement d’eau fraîche et de pommes.
Il y a peut-être eu des cas d’anorexies chez certaines « sitcomédiennes », d’autant plus qu’elles ont pour la plupart exercé auparavant le métier de mannequin. Toutefois, aucune comédienne AB ne fait figure de Kate Moss à l’écran. Seule Aurore Brunel semble avoir visiblement peu mangé pendant ses années sitcom, apparaissant à la fin des Années Fac encore plus maigre qu’elle ne l’était dans la Philo selon Philippe.
En tout cas, l’anorexie, la boulimie, la dépression dû à un stress alimentaire sont des thématiques qui ne sont jamais concrètement abordées dans les sitcoms. Elles n’existent pas, alors que dans les années 1990 foisonnaient des émissions et des scandales liés à l’anorexie de jeunes filles ou de mannequins. Encore une rendez-vous manqué.
« Les animateurs du club de vacances des Garçons de la Plage ont inventé un petit jeu qui consiste à mesurer le poids des filles qu’ils vont ensuite aller tringler joyeusement »
Une autre sitcom a retenu notre attention dans le discours sur le poids des filles. Ouvertement « comique », elle n’en détient pas moins la palme du pire de ce qu’on a pu entendre dans une production AB sur les femmes vis-à-vis de leur corps : elles sont là considérées comme de vulgaires morceaux de viande.
S’inspirant allégrement de l’univers machiste des Bronzés (et ce, dès le générique), les animateurs du club de vacances ont inventé un petit jeu qui consiste à mesurer le poids des filles qu’ils vont ensuite aller tringler joyeusement. Chacune passe alors, sans bien comprendre ce qui se trame, par l’étape de la balance, puis est noté leur poids sur un tableau. En additionnant les chiffres, les garçons peuvent alors connaître le kilo de viande qu’ils ont pu fourrer pendant la semaine. Le procédé est vulgaire et grossier, mais sied parfaitement à l’esprit décadent qui règne au sein de cette sitcom ratée.
Ce tour d’horizon ne serait pas complet sans la mention d’une autre facette de ce « diktat de la minceur » dans les productions AB : celui qui concerne les femmes âgées. C’est la sitcom « Marie-Claire », les Filles d’à Côté, qui prend à bras-le-corps le délicat sujet. Le pitch de la série est celui de trois femmes, entrées dans « l’âge mûr », toutes divorcées et en quête d’un nouvel homme.
La question du poids est alors centrale dans leur nouvelle vie de célibataire. Comment séduire un homme quand on est une femme vieillissante ? Eh bien, il ne faut surtout pas se laisser aller, prendre un abonnement à la salle de sport de l’immeuble, et perdre ces satanés kilos. La sitcom joue avec les peurs supposées ou réelles des téléspectatrices mères de famille qui regardent elles-aussi les sitcoms AB de leurs progénitures. En outre, cette série est aussi suivie par les jeunes, qui comprennent ainsi que l’objectif de toutes les femmes, quel que soit leur âge, consiste à garder une ligne parfaite pour plaire.
Ainsi, AB l’a certes expliqué sans prendre de pincettes, mais le message est clair : il est dur d’être une femme dans notre société, et c’est comme ça, il ne faudrait surtout pas avoir l’idée de changer de perspective.
« Mais c’est pas parce que tu as grossi qu’il faut parler comme ça »
Il reste un dernier cas, beaucoup plus anecdotique, celui de Monsieur Girard. Le daron de Justine est aussi une cible inattendue de ce « diktat », mais la raison est bien différente. Car en effet, Roger est surtout l’objet de l’attention d’une jeune fille, Annette. La meilleure amie de Justine semble voir à travers la prise de poids de Monsieur Girard l’occasion idéale pour prendre les rênes de la vie de celui qu’elle semble aimer en secret.
Elle lui impose alors un style de vie « safe », d’autant plus justifié que celui-ci travaille à la maison pour écrire sa série, pratiquant de ce fait peu d’activité physique. Annette prend des décisions draconiennes : Monsieur Girard est constamment mis au régime, le plus strict qu’il soit. Il a l’interdiction formelle de grignoter entre les repas et la surveillance sadique d’Annette va jusqu’à l’utilisation d’espions (comme les Jumelles qui servent avec plaisir la cause).
Il doit en outre subir de temps à autre les pires excentricités d’Annette (comme celle de manger de la nourriture diététique, encore très mal perçue dans les années 90). De même, quand Madame Girard tombe enceinte, c’est la condition de Monsieur qui prime pour Annette, et le régime doit redoubler d’efficacité : « Monsieur Girard, dans votre état. »
Ainsi, Annette profite surtout de la situation (et du faible caractère de Roger) pour « prendre la place » de Madame Girard, souvent expédiée au second plan. La jeune fille tyrannique peut jouer le rôle de femme de la maison que devrait naturellement exercer Madame Girard. Celle-ci assiste alors impuissante à la domination mentale de la jeune fille sur son mari.
On le voit, ici la problématique du poids de l’homme mûr sert avant tout de prétexte à une forme de rivalité féminine, plus qu’à un état de fait qui voudrait que les hommes gardent eux aussi la ligne pour séduire les femmes. Le seul cas connu liant prise de poids et mal-être d’un jeune personnage principal masculin semble être celui de Jérôme dans les Années Fac.
Dans l’épisode « Le combat », Anthony se prépare pour un championnat de boxe en Thaïlande. Il présente alors un corps parfait de sportif, mais ne peut s’empêcher de stresser. Justine, belle pétasse, décide alors de « s’occuper » personnellement de lui. Elle devient son « porte-bonheur ». Néanmoins, quelques épisodes auparavant, elle avait quitté Anthony pour Jérôme, culpabilisant encore d’avoir provoqué la fameuse bagarre du Coup Mortel. Jérôme avait été envoyé en effet à l’hôpital, puis en était ressorti finalement avec « seulement » des béquilles et une bonne rééducation (et quelques mésaventures).
Dégoûté d’être devenu infirme, il avoue à Luc qu’en plus « il fait du lard », et qu’il « n’a pas fait de sport depuis une éternité. » Luc compatit et ne prend pas de gants avec son ami : « Les bourrelets à ton âge ça part vite », puis s’en va tout raconter à sa petite amie Virginie. La bande commence enfin un peu à s’inquiéter pour Jérôme, tandis que Justine emmène de son côté Anthony à une séance de conduite d’Annette, afin qu’il puisse se préparer mentalement pour le combat. Jérôme se met finalement à reparler de sa dépression, et doute des intentions de Justine. Virginie, maladroite, lui balance alors un cinglant : « Mais c’est pas parce que tu as grossi qu’il faut parler comme ça. »
Finalement, le combat d’Anthony est annulé puisque Annette a un accident lors de son heure de conduite (« pour éviter un petit chien »). Mais Anthony est gentil, et se met à faire des bisous à toutes les filles… et plus particulièrement à Justine, laissant imaginer une énième trahison de Justine envers Jérôme. On le voit avec cet exemple, il n’est pas non plus toujours facile pour un garçon, si le physique ne suit pas, de garder sa petite amie. La lose de Jérôme en fait ici une nette démonstration.
« Madame Bellefeuille, c’était juste une grosse nana coincée dans un appareil de gym »
Si le « diktat de la minceur » règne sans partage au sein de l’univers AB, reste en suspens la question de l’obésité. Car les « gros » ne sont pas tout à fait absents des sitcoms. Au contraire, ils servent le cas échéant de repoussoir, de contre-modèle, et avant tout, d’éléments « comiques ». Le cas le plus emblématique est celui de Madame Bellefeuille des Filles à d’à Côté, seul personnage obèse ayant la chance de figurer dans un générique. Cet « honneur » a un revers, car la comédienne en prend violemment pour son grade tout au long de sa participation à la sitcom.
Madame Bellefeuille, c’est sans aucun doute le personnage le plus grotesque, le plus ridicule toutes sitcoms confondues. La comédienne a d’ailleurs gardé des séquelles de son passage chez AB, et encore aujourd’hui, les cicatrices ne semblent toujours pas bien refermées : « Madame Bellefeuille, c’était juste une grosse nana coincée dans un appareil de gym. Elle est conne ! Pas naïve. Conne. (…) Pour moi, au départ, ce rôle, c’était juste un cachet pour rester en règle vis-à-vis des ASSEDIC. Je ne me voyais pas du tout y faire carrière. Et puis, ‘Ah Marc ! Marc, bonjour ! Marc, Marc !’ : le texte n’était pas très difficile à apprendre ! » [5]
Dan Simkovitch a expliqué par ailleurs avoir subi les moqueries et l’indifférence des autres comédiennes « minces » de la série, notamment de la part d’une certaine Hélène Le Moignic.
La sitcom accumule les clichés du genre sur les « gros » avec le personnage de Charly, qui remplace un temps l’excellent Thierry Redler. Ce dernier est certes aussi excessif que son prédécesseur, mais son physique d’obèse aggrave la lourdeur de son rôle. Charly dans la série assume son poids, et préfère même en jouer.
Ainsi, quand Luna n’arrive plus à le supporter et finit par l’insulter (« Vous êtes un pot de colle. En plus vous êtes petit, gros, laid et stupide »), Charly se vexe uniquement pour le terme « stupide ». Fat, il l’est, et s’en fout. Toutefois, son poids est toujours mis en avant, et l’empêche de séduire qui que ce soit.
« Dans les Filles d’à Côté, le message est clair : les gros sont des êtres pervers et dégueulasses, utilisant leur immense masse corporelle pour assommer leurs ennemis, et surtout, demeurent fondamentalement des personnes frustrées sur le plan sexuel »
Une scène graveleuse de massage en est la manifestation la plus visible, dans laquelle le « gros » tripote les fesses de sa masseuse. Couplée à la prestation burlesque de Madame Bellefeuille dans le même épisode, le message est clair : les gros sont des êtres pervers et dégueulasses, utilisant leur immense masse corporelle pour assommer leurs ennemis, et surtout, demeurent fondamentalement des personnes frustrées sur le plan sexuel. La sitcom des Filles d’à Côté ne recule ainsi jamais devant le mauvais goût et les clichés, à la manière de ce qui est pratiqué sur le thème de l’homosexualité.
D’autres personnages de « gros » sont visibles ailleurs, mais demeurent plus « sobres », si l’on excepte bien évidemment le cas Giant Coocoo, totalement inclassable (son poids étant largement éclipsé par son nanisme). Dans les débuts de Premiers Baisers, un personnage de « petit gros » apparaît dans quelques épisodes. Son interprète est le bien nommé Olivier Brocheriou, un illustre inconnu qui incarne un amoureux transi d’Annette. Sa première apparition est pathétique : Annette, qui avait enlevé ses verres de contact, finit par retrouver la vue : elle s’aperçoit que le garçon qu’elle admirait n’est pas Jérôme, mais Jean. Le gros donc.
Dans un autre épisode, ce dernier revient à la charge, et tente timidement de draguer Annette, pourtant loin d’être présentée comme un modèle de beauté dans la sitcom. De nouveau, c’est l’échec. Annette a un jugement catégorique sur Jean : « Ah non je peux pas il est vraiment trop moche. » Le « gros » boit même le calice jusqu’à la lie dans le dernier épisode auquel il participe : il est « moche » selon le terme de la sympathique Justine. Il est « sympa, mais pas terrible » pour Luc, qui reste sympa.
« J’ai perdu 3 kilos, j’ai changé de look, et j’arrive pas à lui plaire »
De son côté, Annette en rajoute une couche en allant jusqu’à affirmer qu’il n’est « pas Roch Voisine ». Le « gros » tente alors de se justifier : « Mais il n’y a pas que le physique dans la vie. » Et pourtant si, car on est dans AB Productions. Sous les yeux moqueurs de Monsieur Girard (pourtant censé incarner le regard d’un adulte dans la série), Annette lui propose alors ce que tout femme devrait faire dans ce genre de situation : s’il veut avoir une chance, qu’il fasse d’abord un régime.
Jean abdique et tente par amour de perdre du poids, tout en essayant maladroitement de changer de look pour s’approcher de celui de Roch Voisine. Mais c’est peine perdue, il n’y a pas de morale pour les « gros » d’AB, et Jean le constate amèrement : « J’ai perdu 3 kilos, j’ai changé de look, et j’arrive pas à lui plaire. » Néanmoins, afin de sauver le peu de dignité qu’il lui reste (c’est son ultime apparition), les scénaristes imaginent une pirouette qui permet de ne pas humilier totalement le « gros ». Jean termine en effet l’épisode dans les bras de la « shampouineuse », la fameuse petite amie temporaire de Jérôme avant que ce dernier ne retombe dans les bras de Justine. Cette fille du peuple, moquée pour son travail et son statut social, finissant dans les bras du gros de service, c’est en quelque sorte une certaine idée de la société idéale vue par AB Productions : qui se ressemble, s’assemble.
Par la suite, les rares « gros » ne sont plus ouvertement moqués sur le plan purement physique. Ils deviennent en général de simples faire-valoir, à essence purement comique. Un comédien revient régulièrement dans ce rôle : l’inoubliable Bruno Flender. On le voit une première fois dans Hélène et les Garçons, où il incarne un « pote » toulousain de Christian, au patronyme improbable : Gédéon.
Son accent est certes catastrophique, mais ce qui caractérise le plus son personnage, c’est le côté « gros gaffeur ». Un obèse ne peut décemment pas jouer de rôle de garçon « normal ». Il ne ferait pas rêver les jeunes téléspectateurs. On doit rire avec et de lui. On le retrouve dans Premiers Baisers, où il joue sensiblement le même rôle (un pote geek d’Ary), avant de laisser sa place à un autre « gros », le mythique Blaise (et son acolyte Hervé). Il est d’ailleurs à noter que pour les producteurs, il n’y a visiblement aucun problème à changer de comédien « gros » d’un épisode à l’autre.
L’excellent et psychédélique Blaise (Laurent Connoir) a beau tenter de draguer Virginie, on sait très bien qu’il n’a aucune chance, mais cette fois, personne ne se moque frontalement de son physique. Néanmoins comme les « gros » sont par définition ridicules, on lui donne toute la panoplie du « freak », avec pour particularité d’avoir comme principal hobby la réalisation de concert de…louche, puis de scie. Enfin, Bruno Flender refait quelques guests.
Dans les Années Fac, il joue un énième « pote du Havre » d’Anthony, un « gros » mais dragueur (qui a une petite copine mannequin !). Enfin, il fait une dernière apparition « sitcomesque » remarquée, dans laquelle il ressuscite son vieux duo avec Hervé pour incarner d’improbables « potes de la MJC » des 2be3. Ici, Bruno et son acolyte sont clairement les faire-valoir du trio le plus musclé de Longjumeau, avec pour unique fonction de mettre en valeur les sublimes physiques des stars du show.
Enfin, divers personnages de « gros » apparaissent de façon épisodique dans les sitcoms. Ils peuvent être de simples gardes du corps, des petits amis violents des nanas que les garçons de type José draguent à la cafète, des gourous, des marginaux (on pensera aux musiciens décadents du Miel et les Abeilles), des groupies des garçons (comme une certaine Madame Ogouz, une obèse passionnée par les cours de tennis de Luc, provoquant évidemment son dégoût).
Le dernier obèse à avoir durablement marqué l’univers AB est un certain Galfi, incarné par l’excellent Alain Flink (pour anecdote, le doubleur officiel de Lord Varys dans GOT), qui détient un rôle « sur mesure » dans les Vacances de l’Amour. Soit celui d’un obèse vivotant sur une île tropicale. Un ignoble mafieux, suant des litres de sueurs, pervers et lâche, pratiquant sans honte ni remords la traite des blanches.
« Il y a vraiment un problème de perception du corps, de modèles véhiculés par la mode, les médias (et donc d’AB) »
Dans cette analyse du « diktat de la minceur », deux points sont à retenir. D’abord, AB a participé de plein pied à cette « tyrannie » du corps parfait que l’on impose aux femmes. Encore aujourd’hui, le sujet fait débat et beaucoup de commentateurs tentent d’amener la société à changer son regard. Patrick Troude-Chastenet y voit le symptôme d’une insensée « course à la minceur » : « La corpulence moyenne des Français est la plus faible d’Europe. En dépit de ce fait statistique avéré, les femmes, en France, continuent de se trouver trop grosses. Non seulement celles qui jugent leur poids trop faible sont deux fois moins nombreuses que celles qui sont effectivement en sous-poids (c’est-à-dire avec un IMC inférieur à 18,5) mais alors qu’elles sont objectivement les plus minces d’Europe avec un IMC de 23,2, elles sont encore insatisfaites de leur poids puisque, à leurs yeux, la valeur idéale de l’IMC se situerait à 19,5 %, soit le plus faible d’Europe. » [6]
Le professeur en sciences politiques voit dans ces chiffres ce que Jacques Ellul nommait la « propagande sociologique ». Ce qu’il affirme peut tout à fait s’appliquer à ce que pratiquait AB Productions à travers ses sitcoms et sa grande figure, Hélène : « Comment ne pas y voir la marque d’une certaine pression sociale, le résultat symptomatique d’un matraquage publicitaire, tendant non plus à se faire une certaine idée de la femme mais à faire de la femme une idée, selon l’heureuse formule d’un spécialiste de la communication. »
Il rappelle que le professeur Serge Hercberg va de le même sens, lorsqu’il déclare que « la pression d’une certaine image du corps dans notre société fait que, même des sujets de poids normal, ni obèses, ni même en surpoids, font des régimes […]. Il y a vraiment un problème de perception du corps, de modèles véhiculés par la mode, les médias. » De ce fait, quelle est concrètement la part de responsabilité d’AB ?
S’il est impossible de donner des éléments concrets sur l’influence des programmes sur les téléspectateurs (nous n’avons aucun chiffre, aucune analyse sociologique sur ce sujet), il est indéniable que les discours sur la minceur ont eu un impact, quel qu’il soit. Des analyses ont été réalisées depuis sur d’autres séries américaines, où des personnages féminins extrêmement maigres tenaient le rôle principal. [7] La télévision est en effet un média très puissant sur le psychisme des adolescents, comme l’expliquait une étude de Francis Alain Guitton : « On a vu des adolescents entrer littéralement dans la peau d’un personnage qui sera sublimé à l’extrême tant la proximité intime est possible au travers des scénarios. Ce rapport étroit et régulier avec le héros ou l’héroïne d’une fiction peut même déterminer un déséquilibre affectif lié au fait que le clivage entre le réel et le virtuel est encore flou chez les plus jeunes. » [8]
Gageons que les sitcoms AB auront au moins servi le profit de ces magazines pour adolescentes, et à tout le cirque inhérent au business qui l’entoure.
1- Éric Corbobesse & Laurent Muldworf, Succès damné : Manuel de psychologie à l’usage des célébrités et de ceux qui comptent le devenir, Fayard, 2011.
2- Son pire ennemi pèse 210 grammes, France Dimanche, 27 mars 1993.
3- Pour le grand amour, je peux tout abandonner, Ciné Télé Revue, n°11 du 18 mars 1993.
4- Bernard Brusset, La figure de l’anorexique dans l’adolescence, 2005.
5- Les filles d’à côté : qu’est devenue Madame Bellefeuille ?, Télé Star, juillet 2014.
6- Patrick Troude-Chastenet, Surpoids et course à la minceur, S.E.R. | « Études », 2015.
7- Voir les exemples donné par Francis Alain Guitton de Ally Mac Beal, avocate new yorkaise brillante interprétée par Calista Flockhart, actrice américaine, et Sarah Michelle Gellar, héroïne de la série mondialement distribuée de « Buffy et les vampires ».
8- Francis Alain Guitton, La responsabilité de l’entreprise privée dans le culte de la minceur et dans la dérive pré-anoxerique de la femme active, Communication & organisation, 2012.
Discussion3 commentaires
Excellente analyse.
Je me faisais la réflexion après avoir lu votre article il y a déjà quelques semaines qu’il était quand même bizarre que JLA, lui-même corpulent et myope, ait tant stigmatisé les gens finalement comme lui dans ses séries…
Je n’ai pas d’explication rationnelle. Cette attitude reste un mystère, mais pas de l’amour…
Toutefois, en y regardant bien, on remarque une chose intéressante : Claude Berda, le maître de l’ombre d’AB, est bien plus soucieux de son apparence physique que JLA.
Jadis plutôt banal, portant des lunettes et ressemblant assez à JLA, il a évolué vers plus de raffinement. Il est aujourd’hui toujours mince, très élégant, ne porte plus de lunettes (du moins en public) et il est bien plus beau qu’avant ! On voit que c’est un homme qui s’intéresse à l’apparence. Tandis que JLA semble ne pas trop se préoccuper de ces choses.
Ces deux attitudes différentes me font oser une théorie folle : et si c’était en fait Berda qui avait fomenté toute cette propagande et philosophie sur le physique dans les sitcoms ? Et si ce n’était pas cette fois une énième lubie de JLA mais un ordre de l’autre maître du jeu ?
Qui sait ?…
Dommage que vous n’ayez pas évoqué dans cet article »Lola au chocolat », chanson de Julie Caignault produite par AB, qui évoque le thème de la prise de poids, avec des paroles que certains qualifieraient aujourd’hui de grossophobes (http://sitcomologie.net/2011/02/14/julie-caignault-lola-aime-le-chocolat/).
Pour répondre au commentaire précédent, je ne pense pas que Claude Berda ait eu une influence sur l’écriture des sitcoms et sur le fait que celles-ci stigmatisent les gens corpulents (de l’avis général, c’est surtout Azoulay qui s’impliquait dans l’écriture des sitcoms, Berda s’intéressant plus à la partie « business » qu’à la partie « artistique »). Il faut plutôt regarder du côté d’Azoulay, qui est certes lui-même corpulent, mais qui cherchait avant tout à faire rêver les téléspectateurs avec ses séries ; et, dans son raisonnement, « faire rêver les téléspectateurs », cela veut dire notamment « leur montrer des gens beaux », ou du moins qui correspondent à ses propres critères de beauté (des gens minces, donc). Par ailleurs, rappelons qu’Azoulay est en couple avec Isabelle Bouysse, qui, en tant qu’ancienne « sitcomédienne », correspond logiquement aux critères de beauté et de minceur mis en valeur dans ses sitcoms.
Voila une analyse pertinente et fort juste du traitement des personnes qui ne correspondent pas aux critères véhiculés par la mode (les mannequins étaient des Stars à cette époque dans les années 90) et il est vrai que j’ai toujours détesté la manière dont les séries d’AB Productions se moquaient des gens gros, moches ou maigres (comme Ary dans « Premiers baisers » je crois ) ou des homosexuels (dans « les filles d’à coté » ) le personnage de Gérard est d’une caricature !
Pire encore, le vieux rocker loubard amoureux éperdu de Lola dans « le miel et les abeilles » qui n’est pourvu (ou doté ) d’un physique avantageux et qui passe pour le bon pote un peu casse-bonbons . Malgré tout dans ces séries , j’ai toujours aimé les comédiens Laly Meignan et Thierry Redler .