Fin. Générique. Voilà donc une belle après-midi passée sur TF1, parsemée de gens beaux et blancs, de filles ravissantes, de vieux loufdingues mais drôles, de gros un peu collants mais drôles, de correspondants américains à croquer (tous les corres’ sont mignons, de toute façon), sans écoles à fréquenter ou sexe à pratiquer. Va falloir maintenant se remettre à penser. Pas évident. Vraisemblablement un man-que d’entraînement..
Frédéric Benudis, Un après-midi devant les productions d’AB, 1995.
Abrutissant les masses, dépolitisé, réactionnaire. « L’Odyssée du lisse » titre le magazine Télérama en Septembre 1993. Voilà comment est (dis)qualifié l’univers AB par une certaine presse, à travers des débats qui partent d’un simple constat : toute une frange de la jeunesse française, celle qu’on va vite nommer la « génération Dorothée », est victime de la machine à fric d’AB. Une machine abêtissante, qui inonde les programmes de sitcoms. Une machine qu’il faut dénoncer, au nom des « mômes ». Les critiques les plus virulentes iront jusqu’à dénoncer une forme de « perniciosité » dans la série d’Hélène & les Garçons. Rien que ça.
Pourtant, les sitcoms sont à l’époque largement plébiscitées par le public. « Hélène » est le plus grand phénomène télévisuel de la décennie. L’étendard d’AB Productions, le Club Dorothée monopolise le temps d’antenne de TF1, la chaîne numéro un.
Aujourd’hui, ce genre de critiques et de débats peuvent paraître excessivement datés. Mais il est intéressant de revenir sur ce flot de critiques, au-delà des simples analyses sur la médiocrité artistique des productions AB. En effet, de multiples acteurs vont s’acharner sur ces programmes, avec des motivations, des valeurs et des arguments hétérogènes, parfois contradictoires. Car, en plus des attaques en provenance des médias et de la majorité de la profession, AB est la cible des intellectuels, des hommes politiques, des enseignants, des psychologues ou encore par des parents. Dans la ligne de mire, sont visés en premier lieu le Club Dorothée, ainsi que les sitcoms AB, sans oublier les mangas japonais. Toutes ces critiques se cristallisent sur une institution, un logo ; deux lettres qui symbolisent, en ces années de polémiques, ce qui est considéré comme la plus grave dérive télévisuelle : « A-B ». A pour Azoulay, B pour Berda, les deux hommes à abattre.
« Je vous accuse de tuer tous les jours le rêve et la tendresse, la générosité, la gratuité et le plaisir »
Les hostilités démarrent par une véritable « croisade anti-nippone ». Les mangas, surnommés par Télérama « les japoniaiseries », sont désignés comme la nouvelle menace pour la santé mentale des enfants de la République française. En 1989, âgée de 32 ans et députée des Deux-Sèvres, Ségolène Royal lance les hostilités. Elle opère le premier coup d’éclat de sa longue carrière politique lors d’un discours à l’Assemblée Nationale : « Trop, c’est trop », déclare-t-elle dans hémicycle, pour dénoncer l’envahissement de ces programmes.
Elle poursuit la lutte avec un livre resté fameux, « Le Ras-le-bol des bébés zappeurs » [1], dans lequel elle lance une charge dévastatrice contre ce qu’elle nomme les « marchands d’images ». En Émile Zola des temps modernes, Ségolène s’insurge et accuse, en tout premier lieu TF1 et AB Productions, de crimes contre la jeunesse : « Vous avez massacré Gros Nounours, égorgé la Belle au bois dormant, zigouillé Zébulon, et Ivanohé fait figure de héros écolo, tandis que le Chicago des Incorruptibles (la série la plus violente, il y a dix ans), s’apparente à une paisible ville de province. Plus sérieusement, je vous accuse de tuer tous les jours le rêve et la tendresse, la générosité, la gratuité et le plaisir. »
« Réalisez une bonne fois pour toute que les bébés zappeurs d’aujourd’hui qui consomment, les yeux dans le vague, vos images bradées seront demain des citoyens et qu’ils vous demanderont des comptes ! »
La femme politique justifie son combat par sa fonction (« c’est parce que je suis député que je m’occupe de ce qui constitue l’essentiel de notre temps de loisir et de culture »), tout en déclarant sa passion pour le tube cathodique : « C’est parce que la télévision est un merveilleux objet, et qu’il ne faut surtout pas l’interdire aux enfants, que je me révolte. » La violence des mangas cristallise ses critiques. Dragon Ball et Ken le Survivant choquent les convictions de Ségolène Royal. Son argumentation est certes nuancée, mais repose néanmoins sur une conception subjective de la définition d’une bonne série pour enfants : « Certes, je sais bien qu’il n’est pas de télévision parfaite et je suis la première à me méfier des conceptions normatives sur la bonne télévision ; mais, au moins, peut-on essayer de tendre vers le beau et, à défaut, vers la diversité. »
Sentencieuse, Ségolène Royal émet un lourd avertissement sous forme de prophétie. La « génération Dorothée » n’oubliera pas le mal qu’on lui a fait, une génération sacrifiée sur l’autel du cynisme de producteurs sans foi ni loi : « Alors, vous, les marchands d’images, qui vous échinez à gommer votre rôle ou vos responsabilités et dont la morale se mesure à l’Audimat, prenez conscience que la télévision n’est ni un chantier de travaux publics ni une distribution d’eau potable, pas plus qu’un supplément en couleurs au Figaro, mais un outil de communication social, un vecteur pour l’imagination humaine, bref un objet culturel. Réalisez une bonne fois pour toute que les bébés zappeurs d’aujourd’hui qui consomment, les yeux dans le vague, vos images bradées seront demain des citoyens et qu’ils vous demanderont des comptes ! »
« Je veux simplement le respect des téléspectateurs, même des pousseurs de boutons ou des bébés zappeurs ! »
La diatribe de Ségolène Royal, avant tout concentrée sur les dessins animés japonais et le Club Dorothée, est loin de se réduire à un simple « coup politique ». [2] Elle traduit un véritable malaise pour une grande partie de la gauche, celle qu’on qualifierait aujourd’hui à coup sûr de « bien-pensante ». La lutte est reprise politiquement par une certaine Catherine Tasca, alors au ministère de la Culture sous le gouvernement Rocard, et nommée par François Mitterrand au sein de la Commission nationale de la communication et des libertés (le futur CSA). La très influente Ministre peut alors critiquer TF1 et convoquer AB, dont le premier tort est de consacrer trop de temps d’antenne à des productions étrangères jugées violentes pour nos chères têtes blondes.
Dès 1990, la « Loi Tasca » [2] impose un quota de diffusion d’œuvres audiovisuelles françaises ou européennes. L’article 13 établit ainsi un minimum de 60% de temps d’antenne, à heure de « grande écoute », afin de sauver la production nationale et européenne. Mais la protection du patrimoine télévisuel national n’est qu’une partie du débat. Car comme Ségolène le clamait, c’est l’idée même de la télévision pour la jeunesse qui est en jeu : « Je veux simplement le respect des téléspectateurs, même des pousseurs de boutons ou des bébés zappeurs ! » En se positionnant telle une apôtre de la cause des enfants, Ségolène Royal trouve un écho largement favorable dans une partie de son électorat, de la gauche catholique à l’extrême gauche.
Les critiques sur la politique culturelle de la France vis-à-vis de la télévision se déplacent sur le champ économique, social et celui des valeurs. TF1 et AB sont dès lors considérés comme les cyniques capitalistes, ceux qui manipulent « nos » enfants pour augmenter leurs bénéfices. La critique se formalise sur une figure bien connue, Dorothée, et son « club ».
« Dorothée, c’est une sorte d’elfe à fossettes avec une voix vinaigrée »
Vis-à-vis du Club Dorothée, le journal catholique de gauche Télérama est sans appel : « Faire du Sabatier ou du Foucault pour enfants n’est pas une solution. » De plus, le journal n’hésite pas à user de tous les types d’arguments pour abattre l’animatrice préférée des enfants, quitte à taper sur le physique : « Dorothée, c’est une sorte d’elfe à fossettes avec une voix vinaigrée. » (Avril 1997, Télérama, n° 2484). Le journal fait aussi dans la finesse quand il s’amuse à greffer la tête de Dorothée sur le corps de Goldorak (Novembre 1988, Télérama n°2018 ).
La critique est néanmoins fondée lorsqu’elle vise le marketing du Club Dorothée, décrit comme un véritable « matraquage commercial ». Télérama dénonce à cet égard ce qu’il nomme le « Dorothée business » : l’abus de publicités, le merchandising (posters, porte-clés, pin’s à l’effigie des idoles maisons…etc) ou encore l’exhortation d’Ariane et compagnie à utiliser le minitel, le fameux « 3615 Dorothée » qui a ruiné tant de familles. Le public de Dorothée est ainsi assimilé à des « Télégobeurs » (Novembre 1991, Télérama n°2143).
« Le Club Dérathée »
La critique d’AB en tant que machine à fric est certainement la plus répandue parmi les contemporains. Elle est d’ailleurs l’apanage des stars de l’humour de l’époque. Les Inconnus se moquent alors ouvertement du phénomène « Biouman », à travers une sublime prestation de Didier Bourdon singeant Bernard Minet : « Alors pendant la récré, cours-y vite à Monoprix, achète mon disque, tu le trouveras, près du rayon charcuterie. » De leur côté, les Nuls offrent une acerbe et hilarante parodie du Club Dérathée. Est bien sûr visée l’outrageuse auto-promotion des artistes produits par AB :
Marie-Anne Chazel (Dérathée) : -« A propos d’impôts, faut absolument que vous vous démerdiez pour vendre Benny Blaise (sic) et les Musclés.
Chantal Louby (Ariane) : – Tu plaisantes, je veux bien mais à un moment ça va se voir, ça fait huit fois dans la semaine Benny Blaise (sic).
Marie-Anne Chazel : – Ah bah quoi, trois fois en variétés, deux fois dans Salut les Croissants (sic), et puis trois fois à… Machin Show là. »
Un autre « humoriste », l’inénarrable Antoine De Caunes, est un acteur important de cette entreprise de démystification de l’univers AB. Il s’emploie en effet à dégommer quotidiennement Dorothée et ses sbires, sur Canal Plus, la chaîne anti-TF1 par excellence. Pourtant, De Caunes est le fils de l’ancienne productrice de Recré A2, Jacqueline Joubert, et a commencé sa carrière au côté de Dorothée. Mais le départ de l’animatrice pour TF1 sonne comme une « trahison » (Janvier 1991, Télérama n°2141).
Le « Cra-cra Balourd »
Antoine De Caunes finit par migrer sur Canal, et s’éloigne nettement des émissions des enfants pour présenter des émissions underground. Ses chroniques dans l’émission « Nulle part ailleurs » font néanmoins très souvent référence au Club Dorothée. Dans un sketch resté célèbre, De Caunes joue une caricature d’Hélène (Ghislaine), accompagné de José Garcia interprétant Sébastien Roch, ou plutôt un certain « Cra-cra Balourd ».
Le pendant trash du « Cri-cri d’amour » revisite alors de manière cradingue le hit de la star AB, « Pousse petit vent pousse », dans une version scatologique. « L’esprit canal » comme on disait à l’époque.
« C’est 30F Madame, c’est Dorothée qui demande qu’on les vende dans la rue »
Enfin, difficile de ne pas évoquer le sketch de Laurent Baffie, celui qui a fait tant de peine à Dorothée. « Il était d’une telle façon que moi je l’ai pris au premier degré, et très mal », explique quelques années plus tard l’animatrice. [4]
Car le « snipeur » d’Ardisson touche le point sensible de Dorothée et de ses producteurs : la grande rumeur de l’époque qui voulait qu’en réalité, Dorothée n’aimait pas les enfants ! Lors d’une caméra cachée, Baffie s’amuse à donner des albums de Dorothée à des gamins, puis demande à leur mère de payer : « C’est 30F Madame, c’est Dorothée qui demande qu’on les vende dans la rue. » Heureusement, l’animatrice aura l’occasion de se venger en jetant un sceau sur la tête de Laurent Baffie.
« Un groupe de BTP a pu faire main basse sur la première chaîne publique française. C’est quand même quelque chose d’incroyable : le groupe Bouygues a littéralement acheté l’accès à un téléspectateur français sur deux ! Mais il n’a respecté aucune des promesses faites lors de l’octroi de cette concession »
Cette critique du « Dorothée business » est à comprendre par le contexte sévissant depuis la privatisation de TF1, par le gouvernement socialiste en 1987. Ou plutôt « concédée », comme le rappelle Pierre Carles dans son film « Fin de concession » [5]. « Un groupe de BTP a pu faire main basse sur la première chaîne publique française. C’est quand même quelque chose d’incroyable : le groupe Bouygues a littéralement acheté l’accès à un téléspectateur français sur deux ! Mais il n’a respecté aucune des promesses faites lors de l’octroi de cette concession. À tel point que celle-ci aurait pu être annulée, en 1994, si la loi Carignon n’avait pas rendu son renouvellement à peu près automatique », explique a posteriori le célèbre critique des médias. Car cet abandon (temporaire) par l’État de sa première chaîne, chose impensable jusque-là, devait être compensé par un vague contrat moral, stipulant que la qualité des programmes devait être au rendez-vous.
Et par l’intermédiaire de son conseiller en communication Bernard Tapie (!), Martin Bouygues promet sans rire de faire de TF1 une « chaîne culturelle », qui aura à cœur de mettre en avant les productions nationales. Les dessins animés, japonais notamment, sont à ce moment encore méprisés par les nouveaux dirigeants. Ils sont en effet délaissés, abandonnés à une autre chaîne, la Cinq, propriété d’une autre grande figure du capitalisme des 80’s : Silvio Berlusconi.
Mais très vite, le TF1 de Bouygues montre son vrai visage. L’objectif est clair : se faire un maximum de pognon. Pour renouveler ses programmes jeunesses, la « première chaîne » transfère l’historique présentatrice Dorothée du service publique (après neuf années sur Récré A2), et lance dès la rentrée 1987 le « Club Dorothée ».
Après des débuts difficiles, l’émission produite par Claude Berda et Jean-Luc Azoulay se démarque par son aspect novateur et obtient en enfin 1988 un nouveau catalogue de dessins animés : Dragon Ball, les Chevaliers du Zodiaque…etc.
C’est la consécration, l’audimat explose. Les mangas japonais séduisent autant qu’ils fascinent une jeunesse française avide de nouveautés.
Toute une génération quitte ainsi le service public. Le « Club » éteint peu à peu toute la concurrence et Dorothée devient l’égérie des enfants. Cet état de « monopole » était-il impossible à contrer à l’époque ?
Pour beaucoup, la clé du succès du Club Dorothée a été de comprendre avant tout le monde ce que le public voulait. AB a mis en effet les moyens, avec des directs chaque jour, des animateurs plus ou moins charismatiques faisant vivre chaotiquement l’émission, des musiciens sur le plateau, des enfants hystériques hurlant et dansant frénétiquement lors des innombrables play-back, des centaines de jeux et de concours, une carte de membre…etc.
« Le système Dorothée : comment il rend les gens cons »
Certains esprits critiques y voient principalement la réussite d’une stratégie économique et marketing. Dès 1992, l’analyse de feu François Jacques, figure underground de l’univers de la bande dessinée japonaise, avait débouché sur la théorie d’un « Système Dorothée », sous-titré : « comment il rend les gens cons ». [6]
Selon le charismatique créateur de la revue L’Effet Ripobe, l’hégémonie d’AB n’a fondamentalement rien de glorieux à la lumière des méthodes employées par la firme : « Cette concurrence impossible est surtout venue du fait de la création et l’exploitation sans faille du système Dorothée. Le système D. est la manifestation du monstre tentaculaire qu’est AB, à l’origine AB Disques, montée par Jean-Luc Azoulay et Claude Berda, qui produisait les disques d’une jeune présentatrice chanteuse, Dorothée. L’affaire s’est développée et fractionnée en une douzaine de sociétés (ce qui explique que l’on ne voit jamais figurer AB dans les palmarès des 500 premières entreprises en France). Les plus importantes sont AB Disque, AB Production, AB Broadcast, AB Télévision, AB Vidéo, SFC (Dorothée Magazine), Pense à Moi (disques) et Dagobert (vidéo). »
Pour les opposants à la privatisation, cette position monopolistique est l’occasion rêvée de porter une critique sévère sur la politique « culturelle » de TF1. Si les attaques portées contre les mangas japonais ont porté leurs fruits par la censure, un autre phénomène va rassembler les détracteurs du Club Dorothée : les sitcoms AB. Et c’est avec l’ouragan médiatique d’Hélène et les Garçons que les ennuis commencent pour AB Productions.
« Les séries cucultes »
La sitcom Hélène et les Garçons est en effet très rapidement victime de son succès. La presse se déchaîne sur « la série préférée des enfants et des adolescents. » C’est en fait c’est l’ensemble des sitcoms AB qui est critiqué, car les productions se multiplient : le Collège des Cœurs Brisés, les Filles d’à Côté, le Miel et les Abeilles…etc. Télérama s’amuse à les surnommer « les séries cucultes ». Comme l’a rappelé un article du site Une Idole, le magazine VSD est peut-être celui qui tape le plus fort, allant jusqu’à poser la question en Une : « Faut-il brûler Dorothée ? »
La journaliste Isabelle Morini-Bosc (qui visiblement depuis ce temps est devenue une inconditionnelle d’AB) offrait à cette occasion à ses lecteurs une interview sans langue de bois de Dorothée, dans laquelle tous les sujets qui fâchent étaient abordés sans tabous. [7]
« Sitcom désigne un genre fictionnel à dominante sérielle, est donc impropre à désigner les fictions AB qui elles sont basées sur une logique feuilletonesque. Pour AB, utiliser le terme de sitcom est une dérive sémantique due à un manque de vocabulaire »
Un constat fait donc consensus pour ces médias : les sitcoms AB sont abrutissantes, vulgaires voire demeurent dangereuses pour la jeunesse française. Pourtant, rien n’aurait pu laisser présager un tel impact négatif sur un genre aussi peu considéré jusque-là. Magguy avait connu un grand succès dans les années 80, mais pour la première fois, des sitcoms sont destinées directement aux jeunes. Le genre sitcom est, comme l’explique Bernard Minet, « une sorte de soap opéra, (…) du comique de situation, la comédie se passant dans la même pièce. » [8] Si l’on rajoute les rires enregistrés, « l’éclairage de supermarché » selon les mots de Fabien Remblier, et qu’on lance dans le grand bain des jeunes et beaux apprentis comédiens, on tient la recette magique des sitcoms « made in AB », toutes issues du cerveau dérangé de Jean-Luc Azoulay.
Toutefois, encore aujourd’hui, l’expression « sitcom AB » ne fait pas consensus parmi les spécialistes de la télévision. L’universitaire Stéphane Benassi dans sa « Typologie des fictions télévisuelles » [9] se refuse à donner le titre de « sitcom » aux productions estampillées AB : « Sitcom désigne un genre fictionnel à dominante sérielle, est donc impropre à désigner les fictions AB qui elles sont basées sur une logique feuilletonesque. Pour AB, utiliser le terme de sitcom est une dérive sémantique due à un manque de vocabulaire. Même si le terme funny soap est parfois utilisé pour les désigner (notamment par les responsables des programmes de TF1), nous préférons regrouper ces fictions feuilletonesques sous l’expression feuilleton AB. »
L’auteur met en avant la faiblesse de la structure même des sitcoms AB : « La répétition et le ressassement des intrigues et des figures narratives, sont renforcés par cette immobilité géographique des actions qui se déroulent toujours dans les mêmes décors. » Il ajoute enfin une comparaison intéressante entre les sitcoms et le Club Dorothée, accréditant l’idée que l’univers AB forme un bloc : « En faisant le parallèle avec certaines émissions pour enfants telles que le Club Dorothée, les deux auteurs constatent que l’esthétique des lieux diégétiques du feuilleton AB est calquée sur la décoration du studio de télévision : même absence de nuances, mêmes taches chromatiques dans l’écran. Et surtout, même disposition des personnages. »
« On n’est pas pro, c’est de la merde. C’est sympa Hélène et les Garçons, on ne fait que des heures sup. A cause des retards et on a même baissé mon salaire de cinquante francs ! On était là à la base d’AB et maintenant ils embauchent au hasard des jeunes cons : le boulot est nul, aucune création, quand la machine est rodée, on n’existe plus »
Si la production à la chaîne de sitcoms à bas coût est une aubaine pour « l’usine à feuilletons » d’AB Productions, c’est bien ce qui dérange ses détracteurs. Car tout sonne faux dans une sitcom AB, du jeu des comédiens à la réalisation. Le tournage « industriel » est perçu comme une insulte à la création artistique, comme le souligne amèrement François Jacques : « Le tournage d’un épisode de sitcom revient à peu près à 150 000F, somme qui n’est amortie qu’à la première rediffusion. Mais les bénéfices arrivent très vite, comme c’est déjà le cas avec Premiers Baisers et les Musclés qui sont rediffusés. De plus, ces sitcoms sont vendus à des pays comme l’Espagne, l’Allemagne, la Corée à un prix très concurrentiel sur le marché : 150 000F, ce que coûte l’épisode en production. Le système D. s’auto-alimente et s’exporte donc bien. »
Dans son enquête, il relève que les membres mêmes d’AB sont parfaitement conscients que les critiques sur leur travail sont entièrement justifiées : « Selon Rochelle Redfield, l’astreinte de temps des prises rend impossible toute qualité de confection. Elle explique que ‘le texte n’en étant pas un, le personnage n’étant pas là, il faut bien s’occuper.’ Les techniciens enfoncent le couteau : ‘On n’est pas pro, c’est de la merde. C’est sympa Hélène et les Garçons, on ne fait que des heures sup. A cause des retards et on a même baissé mon salaire de cinquante francs ! On était là à la base d’AB et maintenant ils embauchent au hasard des jeunes cons : le boulot est nul, aucune création, quand la machine est rodée, on n’existe plus.’ Pourtant, le matériel est excellent [AB ayant récupéré une partie du matériel de La 5 pour une bouchée de pain], c’est la façon de s’en servir qui déconne totalement. On perd notre temps mais pas eux : un épisode par jour, quatre par semaines, tu vois la machine à sous. Nous on tourne à 500F par jour. »
Malgré tous ses défauts, Hélène et les Garçons triomphe auprès du public. C’est une sorte de « Beatles Mania » qui frappe l’Hexagone. Les jeunes comédiens de la sitcom sont starifiés, chaque épisode est suivi quotidiennement par des millions de fans. Des familles entières succombent à la magie AB Productions. Hélène devient une icône, et sa chanson « Hélène, je m’appelle Hélène », celle d’une génération.
« On a les Tristan et Yseult qu’on mérite »
Si les autres sitcoms estampillées AB surfent sur ce succès, c’est bien « Hélène » qui capte toute l’attention médiatique. Une partie de la presse, complaisante, accompagne le phénomène : Télé Star, les magazines pour ados, sans compter les propres organes de presse AB…etc. Mais les journaux (critiques ou élitistes, selon le point de vue) sortent l’artillerie lourde. Tout d’abord, c’est le caractère mièvre qui est constamment décrié. Ainsi, dans L’Événement du Jeudi, on peut lire une description habituelle de ce qu’on pouvait lire sur Hélène et les Garçons : « C’est une sorte de conte de fées moderne : des jeunes gens vivent sans angoisse du chômage; ça doit reposer les téléspectateurs de voir des enfants qui n’ont pas de problèmes avec des parents ex-soixante-huitards, divorcés… On a les Tristan et Yseult qu’on mérite. » (8 avril 1993)
C’est le même constat pour Les Lettres françaises. Le journal critique le manque de réalisme affiché par la série : « Ils vont tout droit vers la réussite individuelle dans un monde sans guerre, sans parents emmerdeurs, sans drogue, sans sida, sans chômeurs, sans immigrés, sans profs, sans extérieurs, sans banlieue, sans voyages, sans avenir. » (Septembre 1993)
Les Clés de l’actualité tentent de leur côté une tentative prophétique (comme quoi, il vaut mieux rester dans l’analyse de l’actualité) : « Dans quelques années, on mesurera l’étendu des dégâts provoqués par la série Hélène et les Garçons ; Que ne ferait-on pas pour oublier misère, chômage et sida aux jeunes générations ? » (3 Février 1994)
La télévision joue aussi son rôle critique. Avec le reportage d’Envoyé Spécial de Marie-Pierre Farkas et Philippe Luzzi, « Un modèle nommé Hélène », c’est la stratégie marketing est qui est mise en avant. Selon le journal le Monde [10], le documentaire diffusé sur France 2 montre que « Hélène » est avant tout un « produit », qui « rapporte beaucoup d’argent ». L’exportation du produit AB à l’international est soulignée. Pour les journalistes, la réussite d’AB articule la popularité d’une personnalité, celle d’Hélène Rollès, et le succès d’une politique marketing parfaitement planifiée, même si niée par les producteurs.
Un premier constat s’impose immédiatement à la lecture de ces multiples reproches : la presse du début des années 90 tenait avant tout à ce que les enfants puissent parler du sida et de la misère dans la cour de récréation. Un deuxième s’impose : on espère que les journalistes qui ont écrit sur « Hélène » ont réussi à survivre dans notre époque où la télé a été envahie par les Ch’tis et les Anges.
« De Dany à Cricri, la régression »
Le deuxième angle de la critique des sitcoms AB tient dans la dénonciation d’un projet supposé ouvertement réactionnaire. C’est ici la manifestation de la peur de voir TF1 et ses valeurs « de droite » corrompre les petits français. Serge Halimi, aujourd’hui rédacteur en chef du Monde Diplomatique, s’est livré à une analyse des sitcoms comme nouvel aspect de la décadence intellectuelle de la France, dans un brillant article nommé « Séries télévisées et bonheur conforme ». [11]
Dans ce brûlot, il affirme que « les séries pour adolescents fonctionnent comme autant d’instruments d’une gigantesque régression culturelle. Servie par un amoncellement de clichés, l’idéologie de ces programmes est d’une grande transparence; l’alcool mène à la violence, on revient drogué d’Amsterdam, la fidélité est garante de bonheur, l’Amérique est un pays de cocagne…. les héros d’Hélène et les Garçons marchent à grands pas vers toutes les normalisations de l’âge adulte, mais avec une imagination lobotomisée. »
« La génération Mitterand-Balladur apprécie ‘l’amour toujours’ que lui sert, chaque soir de semaine, la chaîne du groupe Bouygues »
Cette critique, issue d’un intellectuel de l’extrême gauche et critique radical des médias, mérite qu’on s’y attarde. Visiblement, Halimi a suivi attentivement la sitcom et y voit d’abord un étonnant succès franco-français dans un contexte où la défense de la culture nationale est mise à mal par l’Empire américain. Mais il constate aussi que ces productions sont « médiocres », et « dressent un portrait insipide et peu flatteur » de la jeunesse française. Ce qui est visé ici, c’est avant tout la politique de TF1 : « La génération Mitterand-Balladur apprécie ‘l’amour toujours’ que lui sert, chaque soir de semaine, la chaîne du groupe Bouygues. »
Et au-delà ces critiques sur la politique commerciale de la chaîne, c’est l’idéologie cachée dans les feuilletons à l’eau de rose qui est condamnée : « Cette bonne vieille morale de la sitcom a, en effet, outre son objectif commercial (les « 52 % de part de marché »), une implication sociale évidente. Car ‘Hélène’, le personnage de la série, épouse à la perfection Hélène Rollès actrice. Si la première estime qu’ « il faut essayer de concrétiser ses rêves », la seconde détaille aussitôt la nature de ces rêves : « Fonder une famille avec beaucoup d’enfants, vivre dans la nature entourée de chevaux, de chiens, de soleil et d’amis. » Hélène (Rollès) se déclare « certaine que des milliers de filles sont capables de faire la même chose que moi », et elle entend, comme en écho, Jean-Pierre Foucault lui expliquer lors d’une « Sacrée soirée » : « Vous êtes la preuve que tout le monde peut avoir un jour la chance que vous avez. » En temps de crise et de chômage des jeunes, ces programmes post-modernes proposent aux adolescentes (le public est très majoritairement féminin) une entrée dans la vie semblable à celle que promettaient la comtesse de Ségur ou le roman victorien. En affirmant que le bonheur est à portée de la main, elles mettent un peu de « ciel bleu dans les arrière-cours ». Peu après 1968, la chanteuse Sheila célébrait elle aussi la « petite fille de Français moyen », à l’aise avec les Parlements introuvables du pompidolisme qu’avec les pavés, la plage, les grèves et les contestations. »
« Le feuilleton quotidien de TF1 tend à nier vingt-cinq ans de réussite des libertés acquises en Mai 68, ce considérable acquis social (…) Tout comme Dallas fit croire aux Albanais que l’Occident c’était les filles et les bagnoles, Hélène fait croire aux recalés de la réussite scolaire que l’université ce sont les filles (ou les garçons) et la cafétéria »
C’est dans ce sens que Globe Hebdo titre un de ses articles : « De Dany à Cricri, la régression ». Le journaliste constate alors sans rire : « Le feuilleton quotidien de TF1 tend à nier vingt-cinq ans de réussite des libertés acquises en Mai 68, ce considérable acquis social (…) Tout comme Dallas fit croire aux Albanais que l’Occident c’était les filles et les bagnoles, Hélène fait croire aux recalés de la réussite scolaire que l’université ce sont les filles (ou les garçons) et la cafétéria. » (19 Mai 1993)
Enfin, c’est l’absence supposée de la thématique sexuelle au sein des sitcoms qui est sévèrement moquée dans les médias. Charlie Hebdo va jusqu’à créer « Les Interdits d’Hélène », une série de bande dessinée sur l’héroïne de la série, qui la caricature enceinte d’un sixième enfant. La Hélène de Charlie peut alors déclarer : « Et je ne sais toujours pas dans quel sens on tourne la langue pour rouler une pelle. » (12 mai 1993)
Ainsi, les sitcoms AB sont perçues comme un reflet des dérives d’une jeunesse qui s’est détournée des engagements politiques et des acquis de la libération sexuelle de la fin des 60’s. Le journal Libération ira même jusqu’à intituler un article sur les manifestations étudiantes de novembre 1993 : « [Là], ce n’est pas Hélène et les garçons. » (16 novembre 1993) De même, Serge Halimi y voit la décadence du mouvement social, endormi par des années de social-libéralisme gouvernemental et marqué par l’effondrement brutal du communisme soviétique. La jeunesse mise en avant par les sitcoms AB, c’est en quelque sorte le cauchemar de tous les militants révolutionnaires. Nicolas, le fiancé d’Hélène, parait dans cette optique plus proche d’un Jacques Delors que d’un Che Guevara : « On n’est pas là pour refaire le monde. »
« Le retour à la séparation de sexes, seul message (mais matraqué) d’Hélène et les garçons, ne tient pas debout, dans le monde d’aujourd’hui. Les « filles » du feuilleton n’iraient évidemment pas contester un poste de travail à un des « garçons » ni imposer à ‘travail égal, salaire égal »
La critique d’Hélène et les garçons comme relevant d’une sitcom anti-féministe a aussi été développée. Serge Halimi, encore lui, prend appui sur des dialogues révélateurs : « Pour ne pas « courir le risque » de voir les garçons les « laisser tomber pour des planches à pain », « les filles, ça fait toujours régime ». Lorsqu’un garçon doit rembourser Hélène, il donne un chèque à son amoureux. Et quand il passe l’aspirateur, il ironise : « Si quelqu’un me voyait, j’aurais l’air ridicule, surtout que je milite pour les droits de l’homme. » Hélène, en revanche, ne se sent nullement ridicule quand elle coud les boutons de chemise de son petit ami et explique : « Le jour où je me marierai, ce sera pour le meilleur et pour le pire. Alors autant me préparer au pire. »
Globe Hebdo tire le même constat sur le projet réactionnaire en cours dans les productions AB : « Le retour à la séparation de sexes, seul message (mais matraqué) d’Hélène et les garçons, ne tient pas debout, dans le monde d’aujourd’hui. Les « filles » du feuilleton n’iraient évidemment pas contester un poste de travail à un des « garçons » ni imposer à ‘travail égal, salaire égal’. »
« Une image conservatrice et déréalisé des rôles sexuels, qui fige les représentations de la femme dans des lieux conventionnels (la salle de gym pour le corps, la chambre pour le bavardage sentimental) et qui sert un projet conjugal traditionnel »
A travers une analyse de grande qualité [12], la sociologue Dominique Pasquier démontre aussi que la sitcom Hélène et les Garçons donne une « image conservatrice et déréalisé des rôles sexuels, qui fige les représentations de la femme dans des lieux conventionnels (la salle de gym pour le corps, la chambre pour le bavardage sentimental) et qui sert un projet conjugal traditionnel. » Ce clivage des sexes est d’autant plus choquant que les chambres universitaires ont un règlement qui apparaît bien anachronique par rapport à une société post-68 : les garçons n’ont effectivement pas le droit d’entrer dans les chambres (au demeurant bien plus grandes et plus classes que de vraies chambres du CROUS) des filles (et vice et versa).
On assiste ainsi à des scènes surréalistes : les personnages sont obligés de passer par les fenêtres, risquant parfois leur vie, pour voir les membres du sexe opposé ! A la fois comique de situation et retour à un avant-68, cette mise en scène attire tout un ensemble de critiques. Pourtant, faut-il le rappeler, Azoulay est lui-même un ex soixante-huitard.
« Une exploitation de la confiance, voire de la naïveté du jeune public »
Si les médias et les intellectuels sont en première ligne, sur le font anti-AB, d’autres acteurs de la société civile émergent contre la machine du Club Dorothée. Et ce sont les parents indignés par l’émission phare de Dorothée qui sonnent la charge. Une figure sort de cette masse de pères et mères en colère : Elisabeth Baton-Hervé, se présentant comme « mère de trois filles ». [13]
Dans le cadre d’un mémoire de DEA sur le Club Dorothée, dont le titre est « L’intention de communication dans l’émission pour la jeunesse », la chercheuse s’attache à décrypter les « discours relatifs à la relation enfants-télévision. » Son analyse rejoint les critiques de la presse sur les effets du « Dorothée business » vis-à-vis des enfants : « Les « clients-enfants-jeunes » sont à la fois consommateurs et prescripteurs pour le présent et pour l’avenir. Au-delà des motivations publicitaires primaires, l’émission de Dorothée permet la promotion directe d’objets et la présentation d’un modèle de société où l’avoir est une source de plaisir incontestable, où des styles de vie sont institués, où les valeurs afférentes à la société de consommation sont retenues comme primordiales. On retrouve une synthèse de tout cela, aujourd’hui, dans les composants d’Hélène et les Garçons (…) De toute façon, il est clair que Dorothée ne poursuit pas un but éducatif. Elle le dit honnêtement elle-même quand on l’interroge à ce sujet : elle se réserve la fonction de divertissement et laisse aux autres la fonction d’éducation. Le problème réside peut-être dans le fait qu’en répétant trop cela on risque de rendre le divertissement et l’éducation antagonistes. »
« Ils ne manquent jamais une occasion d’auto-promotion. Il y a quelques semaines, les jeunes téléspectateurs étaient vivement incités à aller applaudir Hélène, le clone de Dorothée, qui faisait ses débuts de chanteuse avant de partir en tournée en province »
Ainsi, celle qui achèvera un doctorat sur l’évolution des « enfants téléspectateurs » voit dans le Club Dorothée une « exploitation de la confiance, voire de la naïveté du jeune public. »
Son analyse, établie sur une analyse consciencieuse des programmes qu’elle regarde avec ses propres filles, apporte des éléments intéressants pour les détracteurs d’AB Productions. Elle décortique la mécanique parfaitement huilée du marketing des producteurs du Club Dorothée : « Ils ne manquent jamais une occasion d’auto-promotion. Il y a quelques semaines, les jeunes téléspectateurs étaient vivement incités à aller applaudir Hélène, le clone de Dorothée, qui faisait ses débuts de chanteuse avant de partir en tournée en province. En cette période de fêtes, tout est orchestré, au fil des émissions du « Club », concours à l’appui, pour que toute la population enfantine soit au rendez-vous des concerts dont Dorothée sera elle-même la vedette, en janvier, à Bercy. Mais la société AB Productions s’inspire simplement de la méthode américaine de production qui consiste à démultiplier les séries suivant un système très simple : on crée une série autour d’un personnage dont on fait une vedette, puis une star. Ensuite, on choisit un autre personnage de cette série pour en faire la vedette d’une deuxième série et l’on en fait une deuxième star. »
« Le problème majeur pour tout éducateur ou enseignant est sans doute d’éviter d’adopter tout de suite un point de vue de juge, le point de vue de la vérité de l’adulte. Si les jeunes regardent avec plaisir, alors il est essentiel de leur laisser le droit d’élaborer par eux-mêmes leur propre jugement »
Ce type de réflexion trouve finalement écho chez les enseignants, et notamment les professeurs des écoles, les premiers affectés par la Dorothée mania. Déjà, quelques journaux en appellent à l’institution scolaire pour protéger la jeunesse de la mauvaise influence d’AB : « Il faut exhorter les enseignants à développer l’esprit critique de leurs élèves » (Juin 1995, Téléscope, n°104).
Le but est alors de proposer une éducation à la télévision, en intégrant l’étude des sitcoms AB au sein de l’Éducation Nationale. Jean Pierre Carrier [14], dans un document destiné à la profession, souligne à cet égard que « le problème majeur pour tout éducateur ou enseignant, qui pense qu’il est indispensable d’intervenir auprès des enfants à propos de cette réalité télévisuelle, est sans doute d’éviter d’adopter tout de suite un point de vue de juge, le point de vue de la vérité de l’adulte. Si les jeunes regardent avec plaisir, alors il est essentiel de leur laisser le droit d’élaborer par eux-mêmes leur propre jugement. »
L’idée est alors dans un premier temps d’exercer une « analyse du genre télévisuel » par des extraits des séries. Ensuite, par des « pratiques d’écriture », l’enfant doit être amené à réaliser par lui-même un scénario. Le but de la démarche est bien sûr d’offrir un « développement du sens critique » aux enfants. L’objectif étant au final de rendre « une certaine distance par rapport aux conditions de visionnement habituelles et aussi par rapport aux prises de position de chacun qui le plus souvent sont loin d’être entièrement sincères. »
Il est difficile de connaître avec précision l’influence d’une telle proposition, mais il ne fait aucun doute que les enseignants ont eu un rôle important dans la réception et la critique des enfants vis-à-vis des sitcoms AB. Le reportage d’Envoyé Spécial réalisé en 1993 montre à cet égard une classe réagissant à un visionnage d’un épisode d’Hélène et les Garçons. On peut voir (les garçons principalement), exercer de fortes critiques sur la sitcom, les mêmes que celles des médias : l’absence de réalisme, le jeu médiocre des comédiens, la présence de rires enregistrés, le trop plein de sentimentalisme. Mais comme le rappelle Dominique Pasquier, ce sont avant tout les garçons qui prennent une distance critique, les filles étant plus enclines à taire leur passion pour les séries AB dans le cadre d’une classe.
« Paradoxalement, si les ados, les vrais, regardent leurs clones télévisuels, c’est peut-être pour mieux sentir l’épaisseur de leur propre réalité »
Quand le phénomène Hélène et les Garçons se tasse, la critique du phénomène AB Productions lasse et laisse place à une certaine prise de distance, voire à une indifférence teintée de mépris. Si les critiques de l’intelligentsia ont touché les créateurs des productions AB, elles ne les ont pourtant pas coulés. Le public grandit mais suit toujours les aventures des héros des sitcoms. Ces dernières ont d’ailleurs évolué, incorporant avec plus ou moins de bonheur des thématiques plus sociales ou subversives (drogue, sida, viol…etc). La création d’une sitcom plus sérieuse comme la Philo selon Philippe est d’ailleurs saluée positivement par le journal Le Monde. [15]
Toutefois, ce cas reste isolé. Et les critiques demeurent, inlassablement, ressassant les mêmes arguments. Et souvent, il faut le dire, à juste titre. La suite de Premiers Baisers, les Années Fac, est descendue en flèche par la presse. Présentée comme la « nouvelle série à l’eau de rose », une journaliste du Monde y voit « une vie sans chômage, sans facs bondées, sans loyers à payer. Une vie où les doutes de l’existence sont escamotés. » [16] Toutefois, la journaliste constate avec dépit « que la série est regardée chaque semaine par plus de deux millions de téléspectateurs de quatre ans et plus, soit 35 à 37 % d’audience. » Comme souvent, le journal glisse avec ironie que ce succès nécessite forcément une prise de distance de la part du public : « Paradoxalement, si les ados, les vrais, regardent leurs clones télévisuels, c’est peut-être pour mieux sentir l’épaisseur de leur propre réalité… »
« Vous avez Premiers baisers, qui porte effectivement bien son titre, lequel signifie clairement à tous les mômes qui se précipitent sur cette connerie, à peine sortis de l’école, qu’ils sont bel et bien les premiers de l’après-midi à se faire baiser – enfin, pas tout à fait, puisque, auparavant, quelques millions de futurs cons ont pu se régaler du Miel et les abeilles, alias La merde et les mouches »
Du côté des humoristes, les moqueries se font plus rares. Didier Porte, alors chroniqueur dans l’émission « Rien à Cirer » de Ruquier, se fend d’une hilarante diatribe sur AB. Il raconte avec sa gouaille caractéristique son après-midi passée à regarder TF1, et sa rencontre avec l’univers des sitcoms AB : « Vous avez Premiers baisers, qui porte effectivement bien son titre, lequel signifie clairement à tous les mômes qui se précipitent sur cette connerie, à peine sortis de l’école, qu’ils sont bel et bien les premiers de l’après-midi à se faire baiser – enfin, pas tout à fait, puisque, auparavant, quelques millions de futurs cons ont pu se régaler du Miel et les abeilles, alias La merde et les mouches. Et voici maintenant que surgit, juste avant le journal, Les garçons de la plage, qui, dans le meilleur des cas, mériteraient d’être rebaptisés Les garçons de bain. » [17]
Vers une réhabilitation d’AB
Mais l’humour sur AB se fait plus rare, c’est du côté de la presse que l’on peut trouver matière à se moquer d’AB. La chronique littéraire de Frédéric Benudis, « Un après-midi devant les productions d’AB », est une sorte d’invitation décalée à venir regarder les sitcoms AB. Le journal Libération, qui a jusque-là toujours sérieusement critiqué AB, offre à ce trublion l’occasion de traiter le sujet des sitcoms sans se prendre au sérieux.
La sitcom devient un objet surréaliste, presque branché. Libé étant toujours à la pointe, fait dans le « hipsterisme » dès 1995 : « Il y a des après-midi comme ça où l’on décide de se faire plaisir. Seul. Face à son poste de télé. Yeux dans le tube cathodique, fixés sur TF1, sans discontinu, les volets fermés, le répondeur branché, la télécommande dans le tiroir du bas, un lait aromatisé avec paille fluo dans une main, le pain brioché à portée de l’autre, le cartable obturant la porte de la chambre. Pas prêt à remuer le genou avant 20 heures. Pas avant d’avoir dépisté les affres tous frais et rigolos des chouettes gars et filles des sitcoms d’AB Productions. » [18]
En 1997, une ultime émission consacrée aux sitcoms AB, un « Ça se discute » de Jean-Luc Delarue, offre une dernière tribune aux anti-AB. Ce sont Yvan Le Bolloc’h et Bruno Solo qui dézinguent une énième fois AB, cette fois directement face à Jean-Luc Azoulay venu en personne défendre ses productions. Mais quelques semaines après l’émission, l’Empire AB s’effondre. Télérama exulte. Le départ programmé de « la vieille copine des enfants » sonne comme une victoire pour le journal (Avril 1997, Télérama n°2467).
« Il fallait l’audace d’un petit juif de Sétif pour vendre au peuple de France Premiers baisers ou les Filles d’à côté, toutes ces histoires 100 % aryennes dans lesquelles des blondes immaculées chantent des refrains idiots qui poursuivent les téléspectateurs sous la douche »
Chez Libé par contre, on poursuit une certaine forme de réhabilitation de l’image d’AB. Le journal publie en effet un texte du critique Louis Skorecki, qui ose une comparaison entre le créateur d’Hélène et les Garçons et le cinéaste Eric Rohmer. Dans son style inimitable, il garde pour sa part une immense tendresse pour l’univers AB : « On aime ou on déteste les séries roses et sentimentales de Jean-Luc Azoulay. Ici, disons-le sans ambiguïté, on adore ses dialogues romancés, son art de faire rimer Balzac et Nous deux, son sens de l’économie qui fait de chacun de ses feuilletons, du Miel et les abeilles aux Vacances de l’amour, un miracle d’équilibre et de minimalisme. Pas exactement kitsch, plutôt léger, distrayant, joliment désuet. Azoulay, lui, semble vivre dans l’une de ses propres sitcoms. Les rires enregistrés l’accompagnent, dessinent les étapes de sa carrière impressionnante. Pour lui, tout n’est qu’un long fleuve tranquille. »
Son éloge funèbre d’AB s’achève par cette bienveillante conclusion : « Il fallait l’audace d’un petit juif de Sétif pour vendre au peuple de France Premiers baisers ou les Filles d’à côté, toutes ces histoires 100 % aryennes dans lesquelles des blondes immaculées chantent des refrains idiots qui poursuivent les téléspectateurs sous la douche. » [19]
« La presse, dont de nombreux pigistes sont des membres de la fameuse génération AB, célèbre dorénavant les gloires déchues des années 90 »
Ce type d’analyse préfigure le grand retournement opéré à la fin de la décennie des années 2000 par la presse, lors du retour des Mystères de l’Amour. Avec le temps, et face à la grande vague de nostalgie des trentenaires, la presse, dont de nombreux pigistes sont des membres de la fameuse « génération AB », célèbre dorénavant les gloires déchues des années 90. C’est que les critiques portées contre les sitcoms AB semblent désormais totalement obsolètes depuis le déferlement de la real-tv suite au succès démesuré de Loft Story sur M6. [20] Un temps, TF1 a semblé au-dessus de la mêlée, mais a fini par céder à ce concept tant décrié consistant à filmer et starifier des anonymes. Une méthode pas si novatrice si l’on pense à ce qu’ont vécu les gloires éphémères d’AB Productions.
En outre, les violentes critiques envers Loft Story ont pu largement faire écho à celles visant Hélène et les Garçons quelques années auparavant : émission abrutissante, influence négative sur la jeunesse, intervention du CSA…etc. Et comme toujours, l’audimat a été brandi pour justifier leur programmation. Aujourd’hui, les émissions de real-tv font partie du paysage et plus personne ne demande leur suppression des antennes.
Quant aux sitcoms AB, si elles sont désormais considérées comme cultes par un journal comme les Inrocks [21], elles ont aussi obtenu le statut d’œuvre classique de la culture populaire. Le Club Dorothée a été en quelque sorte réhabilité : pour preuve les innombrables documentaires sur les années AB, dans le cadre plus général d’une nostalgie des années 90. Seul le célèbre polémiste réactionnaire Eric Zemmour a récemment trouvé matière à porter une critique des séries AB, sous le prisme de sa dénonciation de la « féminisation » de la société française.
Aujourd’hui, les sitcoms tournent en boucle sur la TNT, AB1 et IDF1, à la fois ringardes et cultes. Si les critiques sur le marketing agressif d’AB Productions ont gardé toute leur pertinence, les analyses « décadentistes » ont très mal vieilli. On constate en outre qu’une grande partie des critiques n’ont pas été sans idéologie, ni sans un certain mépris du peuple.
Reste actuellement un « dernier des Mohicans » de la critique d’AB : Camille Combal sur D8. Le chroniqueur amuse le public en se moquant ouvertement des lacunes des Mystères de l’Amour. Mais l’heure tient plus au sarcasme et à la satire tentée de bienveillance, plutôt qu’à l’acharnement médiatique de la grande époque des « années sitcom ».
1- ROYAL Ségolène, Le Ras-le-bol des bébés zappeurs, R. Laffont, Paris, 1989. Toutes les citations de Madame Royal sont extraites de ce livre.
2- Pour Jean-Luc Azoulay, Ségolène aurait avoué « n’avoir jamais regardé le Club Dorothée ». Elle aurait confié à Jacques Samyn avoir voulu « se faire remarquer en politique. » JLA sur Arte.
3- Décret n°90-66 du 17 janvier 1990.
4- Il était une fois Dorothée, Ludovic Lestavel et Julien Israel, TMC, diffusé le 10 Novembre 2010.
5- Entretien avec Annie Gonzalez & Pierre Carles, deux tricards du petit écran, Article XI, 7 décembre 2009.
6- Le Système Dorothée: comment il rend les gens cons ! , François Jaques, L’Effet Ripobe, 29 décembre 1994. A noter que cet article n’a été diffusé qu’a posteriori, comme l’a expliqué l’auteur : « Il n’a jamais dépassé le stade de mon disque dur. Aucune disquette ne l’achemina sur le bureau du rédacteur en chef de l’Echo des Savanes pour lequel il était prévu (…), mais l’envie de le mettre en ligne s’est fait ressentir, afin que la nouvelle génération de fans d’animation sache ce qu’elle a raté ou ce à quoi elle a échappé, selon les points de vue. »
7- « Faut-il brûler Dorothée ? » (VSD du 4 février 1993).
8- La vérité sur les séries AB : Sexe, drogue et Dorothée : DOSSIER FHM, Mai 2008.
9- BENASSI Stéphane, Séries et feuilletons TV, Collection Grand écran petit écran, 2000.10- Envoyé Spécial – Un modèle nommé Hélène, Véronique Cauhape, Le Monde, 20 Février 1994.
11- Séries télévisées et bonheur conforme, Serge Halimi, Le Monde Diplomatique, Aout 1993.
12- PASQUIER Dominique, La culture des sentiments. L’expérience télévisuelle des adolescents, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 1999.
13- Comment apprendre la télévision aux enfants; Le décodage du Club Dorothée, Alain Rollat, Le Monde, 19 Décembre 1993.
14- Sitcoms, séries et feuilletons : une nouvelle télé pour les adolescents ? , Jean-Pierre Carrier, Cinémaction, Octobre 1993.
15- AB Productions lance la sitcom « philo », Ariane Chelin, Le Monde, 17 Septembre 1995.
16- Les Années fac à l’eau de rose, Alexandra Oubrier, Le Monde 3 Décembre 1995.
17- Chronique télé : AB Productions, Didier Porte, Rien à Cirer, 1995 : http://www.didierporte.eu/textes/rac-abproductions.php
18- Un après-midi devant les productions d’AB, Frédéric Benudis, Libération, 9 Janvier 1995.
19- Label Hélène, Louis Skorecki, Libération, 18 Novembre 1998.
20- « Loft Story » : le CSA met fin à la diffusion en continu de la vie dans le loft, Les Echos, 15 Mai 2001.
21- Avec la sitcomologie, les séries AB ont leur science, Aurore Lartigue, Les Inrocks, Octobre 2010.
Discussion2 commentaires
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J’ai lu le livre de Ségolène récemment en version numérique. Ce n’est pas du tout ce dont on m’avait parlé durant des années et j’ai trouvé qu’elle avait raison sur bien des sujets. En fait, elle parlait assez peu du Club Do et des mangas, elle parlait surtout des séries américaines. Son discours est d’ailleurs toujours d’actualité. Les choses ont empiré.
La propagande du Club Do visant à convaincre les gamins que Ségolène et le CSA c’étaient les méchants et Dorothée la gentille était finalement assez malhonnête. Les choses étaient un peu plus complexes et nuancées que cela.
Il fallait bien un contre pouvoir moral face à la toute-puissance commerciale de TF1 pour préserver un peu les gosses de programmes violents. Sans la polémique Ségolène et le CSA Dorothée aurait clairement gardé Ken non censuré l’antenne, par exemple, elle l’a souvent laissé entendre ainsi. Elle s’en fichait de la violence des programmes, AB achetait les séries comme des produits de supermarché sans se préoccuper du contenu. Ceci en dit long sur le respect des enfants qui prévalait à la programmation jeunesse à l’époque…
La solution des psychologues engagés pour censurer les dessins animés, AB l’a fait seulement sous la contrainte de la polémique et avec un certain cynisme, gardant rancoeur envers ceux qui avaient osé critiquer leurs programmes. Mais tout ce que voulaient les critiques était d’essayer de ne pas traumatiser les enfants les plus sensibles, ce qui est normal.
Enfin, il faut aussi dire que tous les gens de télé se connaissant plus ou moins amicalement à l’époque, les pseudo rivalités et vannes entre Canal+ et TF1 étaient assez surfaites. Jacky était pote avec De Caunes, par exemple. Il a été avoué dans des reportages depuis que Canal+ vannait le Club Do et TF1 uniquement pour se garder une image de télé rebelle et anti système, parce que son public attendait cela. En réalité ils étaient amis avec des gens de TF1. C’était un truc un peu inventé pour faire du buzz comme on dirait maintenant, une fausse rivalité médiatique.