Freak out !
Frank Zappa.
« Freaks, la monstrueuse parade » est un célèbre film de Tod Browning sorti en 1932 mettant en scène de véritables « freaks » c’est-à-dire des monstres de foire. L’originalité du film réside dans son choix scénaristique : les monstres ne sont pas ceux que l’on croit. Considéré comme un film culte, l’œuvre a depuis popularisé le terme « freak », qui désigne tous ceux dont l’apparence ou le comportement déroge aux normes imposées par le contexte socioculturel dans lequel ils évoluent.
Le freak est donc littéralement un « monstre », du latin « monstraeum », « ce que l’on montre », du fait de sa singularité.
AB met en scène une étonnante galerie de Freaks, dont la présence peut avoir vocation à faire rire ou encore à mettre en exergue une norme établie en exposant ceux qui la transgressent-volontairement ou involontairement.
Salut les Musclés & le Miel et les Abeilles : la Monstrueuse Parade
Ces deux séries présentent la particularité d’une absence totale de scénario. Chaque épisode semble être le résultat déroutant de l’accouplement monstrueux de l’esprit d’Ed Woods et des idées de Salvador Dali. Bref, une expérience psychédélique qui présente l’avantage d’éviter les désagréments de la sale descente de trip. Salut les Musclés est un festival de freaks à lui tout seul : cinq célibataires libidineux, vieux et moches, cohabitant avec une gamine et croisant des extra-terrestres entre deux cassoulets, le tout avec un assortiment de chemises provoquant l’épilepsie.
« Le public visé (les enfants) ne peut pas s’identifier à ces personnages hors-norme, il ne peut que rire (ou s’effrayer, c’est selon) de ces freaks »
Nos cinq compères, beaufs assumés, ringards et fiers de l’être, n’ont rien des héros de Melrose Place ou même des personnages de quadragénaires rigolos mais sexy quand même de sitcoms américaines (Madame est Servie et autres saloperies du même genre). Leur « différence » (à ce stade, c’est un euphémisme) sert donc la cause du rire. JLA offre le spectacle de cinq tontons célibataires, du style de ceux qui racontent des blagues bien grasses pendant les mariages ou qui refilent du schnaps en douce aux gamins à l’anniversaire de mémé. Le public visé (les enfants) ne peut pas s’identifier à ces personnages hors-norme, il ne peut que rire (ou s’effrayer, c’est selon) de ces freaks, ces clowns qu’on lui agite dans sa boîte cathodique au même titre que Guignol ou Georges Marchais (ceux qui ont grandi à la fin des 80’s comprendront).
La série pourrait presque faire figure de relecture des prémices de la slapstick comedy américaine, genre dans lequel se sont illustrés les Marx Brothers : un comique de situation, des jeux de mots (foireux dans le cas de nos amis Musclés), beaucoup de gags visuels, une exagération des caractéristiques physiques des uns et des autres.
Jusque-là, le freak AB n’a rien de très original. C’était sans compter Le Miel et les Abeilles. Série pour ados, cette sitcom met en scène, comme Hélène et les Garçons et Premiers Baisers avant elle, une jeune fille et ses histoires de cœur. Le public peut donc s’identifier et fantasmer sur la culotte de Lola, rêver d’escapades romantiques avec l’escadron de play-boys à brushing et pompes à gland (les « Nases »), ou suivre avec passion la découverte de la débauche prolétarienne avec la cousine Joëlle. Sauf que.
« Giant Coocoo remplit à lui tout seul un certain nombre de quota : personne de petite taille, minorité visible, ancien acteur porno. Inutile de dire que ça fait beaucoup pour un seul homme »
Très vite, JLA fait défiler sous l’œil médusé des téléspectateurs un véritable zoo : outre Johnny, pionnier du « rock dégoulinant », arrivent bientôt Giant Coocoo, LE cas le plus étrange d’AB, Lolo Bibop, Big Biquette, Screaming Nadia…
Giant Coocoo remplit à lui tout seul un certain nombre de quota (personne de petite taille, minorité visible, ancien acteur porno. Inutile de dire que ça fait beaucoup pour un seul homme).
On peut donc s’attendre, logiquement, à tout un tas de gags visuels, de la même délicatesse que ceux concernant Madame Eugénie, dont l’embonpoint est prétexte à de nombreuses situations cocasses. (Cocasses sur le papier, s’entend).
Or, il n’en est rien. Giant Coocoo, pourtant personnage hors-norme (même dans le monde sous psychotropes du Miel et les Abeilles, il n’est pas considéré comme normal de bouffer des vers de terre au tabasco et de danser dans les égouts) est tout à fait intégré à la logique azouléeenne du personnage masculin : il entame une romance rock’n’roll avec Marie, une autre bourgeoise en mal de dépravation populassière, qui est loin d’être un cageot : dans cette série, on s’écarte donc de la voie classique des autres sitcoms ; à savoir les moches/bizarres qui ont principalement une vocation comique n’ont pas ou peu de vie sentimentale, et seulement avec d’autres moches/bizarres.
« On ne peut que louer une telle initiative qui a permis à toute une génération de gamins de croire qu’être petit, noir et taré était le meilleur moyen de serrer de la bourgeoise et d’être une rock star »
Au même titre, Johnny (de son vrai nom Georges Grandcoin du Toit), interprété par Cyril Aubin, est censé être le beau gosse ultime, celui qui ridiculise les « Nases », et, rock’n’roll attitude aidant, est au sommet du cool. L’acteur n’a rien des beaux garçons « traditionnels » d’AB. Mallaury Nataf le dépasse d’une demi-tête, et son attirail de rocker made in AB vraisemblablement volé dans un donjon SM n’arrive pas à faire oublier son faciès de hamster battu. Si le personnage bénéficie d’un capital sympathie indéniable, il ne tient pas la comparaison avec un Nicolas ou un Jérôme, estampillés Beaux Gosses Ultimes. Et pourtant, il tient à peu de chose près le même rôle.
Le freak ici devient la norme. JLA, chef d’orchestre tout puissant de ce microcosme acidulé, a donc fixé les règles du Miel et les Abeilles : la série évolue dans une normalité alternative, une sorte de monde parallèle reprenant les schémas plus classiques de Premiers Baisers ou Hélène et les Garçons pour mieux les détourner.
On ne peut que louer une telle initiative qui a permis à toute une génération de gamins de croire qu’être petit, noir et taré était le meilleur moyen de serrer de la bourgeoise et d’être une rock star.
Cependant, le freak ne bénéficie pas toujours de ce statut privilégié.
Comment survivre à Bonheur City quand on est moche ?
Premiers Baisers, en sa qualité de première sitcom pour ado mettant en scène des ados, a fixé les règles : il faut un quota de monstres parce que c’est rigolo.
On distingue deux types de mochetés : les « fake » et les « vrais », qui ont la joie de voir leurs complexes exploités à l’infini.
Teenage Kicks
Magalie Madison n’est pas vraiment une gamine à la voix insupportable affublée de lunettes en plastique dont la couleur varie pour s’assortir à ses fringues plus ignobles les unes que les autres, les cheveux constamment tirés en couettes. Ce doit être plus facile à vivre de se dire que l’on joue une moche dans la série, et non pas qu’on joue dans la série parce qu’on est moche.
Annette est l’archétype du freak ado : vêtements improbables, couettes de gamine, et surtout les lunettes, qui lui valent le joli surnom de « têtard à hublots ». Ses pendants masculins, François dans un premier temps, et Ary, le crypto-geek par la suite, sont eux aussi des binoclards. Le jeune public peut, dès lors, identifier les moches dans la fiction.
Le moche est drôle parce qu’il n’a pas conscience de sa laideur : Annette, au début de la série, tente de sortir avec à peu près tout ce qui passe, et le comique de la situation est appuyé par les mimiques écœurées de tous les garçons victimes de ses assauts. François se prend pour un play-boy, et se prend râteau sur râteau. Complètement à l’ouest (ses stratégies de séduction suffisent à justifier un internement prolongé et un traitement aux électrochocs) François, encore plus qu’Annette, devient le monstre de foire qu’on déguise à merci et qu’on fout dans des situations rocambolesques, quand Jérôme et consort sont aux prises avec de poignantes histoires d’amour.
« Leur présence est justifiée par leur gémellité, anomalie biologique suffisamment porteuse de potentiel comique dans le monde merveilleux de Jean-Luc Azoulay pour justifier le grand n’importe quoi scénaristique infligé aux deux créatures »
Annette est quand même consciente de son rôle de moche, puisqu’elle a cette horrible réplique : « Regarde, je ne suis pas un premier prix de beauté ! » Le moche est également déviant : le culte qu’Annette voue à Monsieur Girard est assez glauque.
Les jumelles Ever, arrivées en même temps que Debbie-le-Lexomil, remplissent également le quota de bizarrerie. Quasiment asexuées (à part deux trois histoires sans importance, notamment avec l’éphémère duo comique Anthony/Fabien-le-foncedé et avec les moches de service Ary et Serge), leur présence est justifiée par leur gémellité, anomalie biologique suffisamment porteuse de potentiel comique dans le monde merveilleux de Jean-Luc Azoulay pour justifier le grand n’importe quoi scénaristique infligé aux deux créatures.
Le cas Ary est différent. Aristide (rien que ça déjà…), transfuge du Miel et les Abeilles, où il beurrait des tartines à sa Marie faute de mieux (Marie qui lui a préféré Giant Coocoo, normal), devient le moche attitré de la fin de Premiers Baisers, un genre de remplaçant de François en pire, puis le loser en rut des Années Fac.
L’acteur François Rocquelin n’a pas vraiment le physique d’un Sébastien Courivaud ou d’un Christophe Rippert (bon ça c’est normal, personne n’a le physique de Christophe Rippert, qui est un dieu vivant). Avatar du grand Duduche, le côté cancre rebelle en moins, attifé comme Steve Urkel, Ary est un « intello » caricatural (hyper nerveux, doué en maths et passionné par les coléoptères) que tout le monde adore, mais dont personne ne veut. Sauf Annette évidemment. JLA est franchement dégueulasse avec ce personnage, qui fait craquer tout le monde par sa gentillesse et son entrain.
« Il semblerait que JLA prenne un malin plaisir à exacerber les clivages entre freaks et normaux«
Après s’être fait martyriser par Johnny (qui le surnomme élégamment « maxi nase ») et avoir été l’esclave de Giant Coocoo, il se fait exploiter par Annette. Ça valait le coup de changer de série, en fait. Paroxysme du Freak, sa laideur présumée fait consensus.
Ainsi l’exécrable Mamie Girard, après l’avoir rencontré à la cafèt’, se dit soulagée qu’il ne soit pas le petit ami de Vivi ou Justine, parce que physiquement Ary ne fait pas le poids. Ce genre de remarque qui donne passablement envie de courser ladite Mamie Girard avec une kalachnikov pendant son jogging matinal, n’est malheureusement pas un cas isolé.
« La tête de chômeur en fin de droit que tire Rocquelin à ce moment précis pousse le téléspectateur le plus insensible à s’ouvrir les veines »
Le pire est atteint quand lors d’un blind date, une jeune fille s’exclame « mais il est trop moche ! » La tête de chômeur en fin de droit que tire Rocquelin à ce moment précis pousse le téléspectateur le plus insensible à s’ouvrir les veines. Il semblerait que JLA prenne un malin plaisir à exacerber les clivages entre freaks et « normaux » (quand on voit le front géant de la Raymonde, on se dit que niveau normalité, ses critères sont un poil foireux) Les échecs répétés d’Ary, ainsi que la condescendance de Rippert et Dupray qui tentent mollement de le caser sans trop se faire d’illusions et surtout en se foutant bien de sa poire dans les Années Fac, sont autant de délires morbides sur l’impossibilité d’avoir une relation amoureuse pour un freak.
Au moins dans Premiers Baisers, ce personnage « compense » son physique disgracieux par son intelligence, et son don pour le karaté (don révélé lors d’une mémorable baston de cafèt’). Ary de Premiers Baisers est caricatural : les bretelles, les chemises improbables, tout contribue à en faire un freak, de la même façon qu’Annette. Sauf que dans les Années Fac, Ary, même s’il est provisoirement affublé d’un attirail de babos béat rentrant tout juste du Sénégal, retrouve une certaine normalité vestimentaire.
« L’écriture de ce personnage a des relents de Tristan Corbière »
Tout comme Annette, il est progressivement débarrassé de ses lunettes. Mais contrairement à son avatar féminin, il ne rencontre pas l’amour-le-vrai pour autant. Et pour ce qui est de tirer sa crampe, n’en parlons pas. (Ary est probablement le seul réchappé de cette énorme partouze de 200 épisodes que sont les Années Fac à avoir conservé sa virginité).
Comble de la lose, il est obligé de cohabiter avec Paul (un signe qui ne trompe pas), et surtout, il a perdu ses avantages de Premiers Baisers : il n’est plus un étudiant brillant mais juste un serveur en manque qui regarde ses potes ramasser de la greluche à la pelleteuse. L’écriture de ce personnage a des relents de Tristan Corbière, volontairement réduit à sa propre laideur, dont l’ironie cache une dépression sévère, non pas tant à cause d’un physique « de crapaud », mais pas le fait d’être constamment exposé au regard des autres.
La grosse d’à côté
Le cas Bellefeuille est assez similaire. Tout comme Madame Eugénie, son embonpoint est sujet à vannes bien pesantes. Pourtant, Madame Eugénie est mieux lotie puisqu’elle fait l’objet de l’adoration de Monsieur Émile, puis de Bugs Bunny.
« A Bonheur City, il n’y a pas trente-six solutions pour perdre son statut de freak : il faut rentrer dans le rang »
Madame Bellefeuille, tout comme Annette ou Ari, est condamnée à voir ses tentatives pour séduire l’objet de sa convoitise (Marc) se solder par de cuisants échecs. Elle finira esclave de Marc, qui ne se gêne pas pour l’humilier. L’autre Freak de la série, Gérard, est lui aussi asexué, non pas en raison de son physique, mais parce qu’il est le quota gay (voire folle perdue) qui rentre dans le droit chemin de l’hétérosexualité en se mariant avec Stéphanie. A Bonheur City, il n’y a pas trente-six solutions pour perdre son statut de freak : il faut rentrer dans le rang.
Encore une fois, il y a une analogie avec la comédie américaine des années 20 : au temps du cinéma muet, les gros sont drôles. De W.C Fields en clown obèse et poivrot à Laurel et Hardy, le physique atypique, même s’il n’est pas aussi spectaculaire que celui des monstres de foire, devient, sinon un talent, du moins une valeur ajoutée.
Cette idée relativement douteuse, relativement compréhensible dans un contexte où on exposait les difformités des uns et des autres dans des cirques, devient assez malsaine dans des sitcoms sensées avoir un humour bon enfant. Car le running gag « Madame Bellefeuille est folle de Marc, pas de bol, Marc veut se faire les voisines (en particulier Magali, mais il ne crache pas sur les autres), qui elles rêvent toutes de Daniel » sous-entend très fortement que Madame Bellefeuille, du simple fait de son physique, est marginalisée d’office. Antithèse parfaite des trois filles d’à côté, elle semble expier sa faute (être grosse et moche à Bonheur City, ça ne pardonne pas) en se laissant transformer en paillasson par Marc, le goujat ultime.
Sa fonction de monstre est d’ailleurs subtilement rappelée lors d’un épisode dans lequel les locataires organisent un bal masqué : Madame Bellefeuille essaie sous l’œil médusé de Gérard des masques monstrueux, plus effrayants les uns que les autres.
La revanche des Moches
Dans l’univers d’Hélène et les Garçons, il n’y a pas de freak de service récurrent. Les moches tels que Mimich’ et son pote qui viennent emmerder les filles, ou les pots de colle de la cafèt’ qui courent après les garçons et qui se prennent-logiquement- des vestes monumentales, ne sont que des aléas, et ne peuvent décemment pas prétendre à une interaction normale avec un personnage. Ces freaks là ne sont qu’effet comique.
Du côté de Premiers Baisers, Blaise le joueur de louche et son camarade au regard halluciné, sont des amis d’Ary. Leur présence n’est justifiée que par la nécessité de souligner un peu plus le caractère geek (voire psychotique, parce que pour s’extasier devant un concert de scie musicale ou de louche…) du personnage.
« Ironie suprême, la plupart des personnages ne cessent de rabâcher que le physique ne fait pas tout »
Ils causent d’ailleurs une belle frayeur à cette vieille radasse de Mamie Girard, qui ne peut concevoir que de telles créatures approchent ses petites-filles. Ironie suprême, la plupart des personnages ne cessent de rabâcher que le physique ne fait pas tout. On serait tenté de le croire en voyant le Miel et les Abeilles.
Mais Premiers Baisers nous ramène vite à la réalité : on n’a jamais vu Vivi succomber au charme de François ou d’Ary…Comme le remarque Barbey d’Aurevilly, la beauté est unique, seule la laideur est multiple.