AB c’est deux lettres. A comme artiste comme Azoulay, B comme Berda, comme business. Quand on a compris, ça y est. On comprend mieux l’univers d’AB.
Un ancien d’AB.
A pour Azoulay. B pour Berda. L’association de ces deux lettres a marqué l’histoire de la télévision par une success-story qui fascine encore aujourd’hui. La société AB Productions, partie de rien, est devenue un véritable « empire » dans les années 90. Cette réussite capitaliste a surtout accouché d’un univers passionnant, celui de « Bonheur City », le monde imaginaire des sitcoms AB. La création d’un homme un peu dingue aussi, Jean-Luc Azoulay dit Jean-François Porry, accompagné par un businessman hors du commun, Claude Berda.
Le fan club de Sylvie Vartan
Né le 23 septembre 1947 à Sétif, Jean-Luc Azoulay dit « JLA », fils d’un père prof de maths et d’une mère « sans profession », débarque en France le 1er Juillet 1962, soit quatre jours avant la déclaration d’indépendance de l’Algérie. Le pied noir se lance dans de longues études de médecine (« quatre années »), et se découvre une folle passion : la chanteuse Sylvie Vartan.
Tombé amoureux de l’étoile bulgare, il monte un « fan club », et parvient à convaincre son manager Carlos de l’embaucher dans sa garde rapprochée. « Je suis devenu son secrétaire et son manager. C’est avec elle, les Carpentier et Guy Lux que j’ai appris le métier. J’ai étudié avec une star, donc j’ai connu les plus grands parmi les auteurs et compositeurs de chansons, les plus grands parmi les producteurs de télévision, les plus grands de la radio, et j’ai donc appris mon métier de cette manière », résume Jean-Luc Azoulay dans une interview donné à des internautes. [1]
« Dix ans avec Sylvie entre 1966 et 1976, les tournées au Japon, les shows, la télévision, les Carpentier. J’ai fait mes classes dans une Rolls »
L’autodidacte Azoulay passe ainsi une bonne partie des années 60 au sein des tournées de Sylvie Vartan. Il approche de très près Johnny et toutes les stars de l’ère yé-yé : « Dix ans avec Sylvie entre 1966 et 1976, les tournées au Japon, les shows, la télévision, les Carpentier. J’ai fait mes classes dans une Rolls », résume-t-il sobrement. Mais l’interprète de « La plus belle pour aller danser » quitte brusquement la France après un terrible accident de voiture. Le jeune homme à tout-faire dit alors s’être retrouvé « avec rien. » Jean-Luc Azoulay fait au même moment une rencontre qui va changer son destin et celui de millions de gens : un certain Claude Berda, dont le père vient de mourir.
Dans le fabuleux portrait lyrique de Louis Skorecki sur Azoulay, [2] on apprend que Berda avait créé à l’époque une « petite affaire de vêtements : les créations Sylvie Vartan », en réalité « un magasin clandestin sur le campus de sa faculté à Dauphine, pour vendre des jeans importés de l’usine de production d’un ami de son père au Maroc. » [3] Âgés de 24 et 25 ans, les deux jeunes ambitieux ayant l’air de tout droit sorti du film « La vérité si je mens » se posent alors la même question existentielle : « Qu’est-ce qu’on fait ? » Sans hésitation, leur projet sera de lancer une maison de disques. Les deux néo-entrepreneurs possèdent alors un capital de 25 000F. Nous sommes en 1977, l’année par excellence du DIY. Tandis que les Sex Pistols braillent et vomissent leurs titres punks, deux juifs inconnus partent à la conquête du monde avec AB Productions.
« J’ai mangé une pizza aux moules et j’ai attrapé une hépatite virale. Je suis resté un mois au lit, j’ai regardé la télé et j’ai vu Dorothée »
Voulant vite faire fortune, les deux compères mettent temporairement l’accent sur le disco en lieu et place du difficile marché de disques pour enfants. « C’est la seule fois où la musique française a été en tête des hit-parades mondiaux, en 1976-1977, au moment où Cerrone a inventé l’expression french disco », rappelle fièrement Claude Berda dans un reportage de la revue « So Film » consacré à l’histoire d’AB. [4] Et déjà, la jeune maison de disques ne fait rien comme tout le monde en commercialisant en parallèle des sons des messes de Jean-Paul II sur le marché sud américain, puis tout un tas de groupes ou d’artistes douteux ! Le succès est garanti.
Un événement va toutefois changer brutalement la vie de Jean-Luc Azoulay. Certainement la rencontre la plus importante de sa vie professionnelle : « C’est une histoire bête, un hasard, je suis allé au Midem, j’ai mangé une pizza aux moules et j’ai attrapé une hépatite virale. Je suis resté un mois au lit, j’ai regardé la télé et j’ai vu Dorothée. C’était avant Récré A2, elle présentait une émission qui s’appelait Dorothée et ses amis. » Jean-Luc Azoulay tombe alors sous son charme de l’animatrice et se donne pour mission de lui proposer de chanter.
Le producteur tient là ce qu’il pense certainement être sa nouvelle Sylvie Vartan. AB Productions produit ainsi un premier album de Dorothée en 1979, puis l’année suivante lance « Dorothée au pays des chansons », un album qui devient une comédie musicale, au théâtre et à la télévision. Si le succès est relatif, ce disque permet aux producteurs d’AB Prod de consolider leur collaboration avec Dorothée. La chanteuse enchaîne alors les albums sous l’égide de Jean-Luc Azoulay : « Rox et Rouky », « Hou la menteuse ! »…etc.
« C’était un formidable deal pour AB. Pour TF1, c’était le moyen d’avoir une programmation jeunesse efficace »
En 1987, une nouvelle étape est franchie. Dorothée et ses producteurs quittent le service public pour fonder le « Club Dorothée » sur la Première chaîne fraîchement privatisée. AB Productions a alors le champ libre comme le rappelle JLA : « TF1 était en demande de programmes. Au départ, on avait 300 à 400 heures à livrer par an et on a terminé par faire entre 1500 et 2000 heures ! » Pour le directeur des programmes jeunesse de TF1 de l’époque, Dominique Poussier, c’est du gagnant-gagnant pour les deux parties : « C’était un formidable deal pour AB. Pour TF1, c’était le moyen d’avoir une programmation jeunesse efficace, qu’ils avaient en quelque sorte sous-traitée à AB Productions. Et ils ont fait ce qu’ils savaient faire : produire très vite et pour pas cher. »
AB s’installe donc progressivement au cœur de TF1, en devenant le principal fournisseur de programmes grâce à un triptyque gagnant : une chiée de mangas et de séries étrangères ; une émission quotidienne animée par une équipe de présentateur adorée des gosses ; une production industrielle de sitcoms. Les émissions produites ou achetées par AB sont tellement omniprésentes à l’antenne que les téléspectateurs finissent par ne plus différencier AB de TF1. Une sorte d’empire dans l’Empire.
« Sur les CV, on a surtout regardé la rubrique hobbies »
L’atout principal de l’entreprise à la direction bicéphale est d’avoir une équipe jeune, formée au bercail. Dans un documentaire de la chaîne Planète consacré au phénomène AB, on peut entendre un employé vanter l’état d’esprit de la société : « L’intelligence des patrons, c’est de donner leur chance aux jeunes, de les motiver pour les faire entrer dans le moule de la maison. Comme ça, ils n’ont pas de mauvaises surprises. » [5] Dans le même docu, l’ex directeur de la com’ Yves Azeroual confie lui aussi le secret de la méthode AB : « Sur les CV, on a surtout regardé la rubrique hobbies. »
En outre, le culte de la réussite du duo Azoulay et Berda est omniprésent au sein de la boîte. Le management d’AB, il le résume simplement : « Dans la boîte, il n’y a pas de postes à pourvoir, c’est l’homme qui crée la fonction. Résultat : on ne lorgne pas le poste du voisin. Quant à la hiérarchie, elle se fait oublier. Les petits chefs n’existent pas, ceux qui se prennent trop au sérieux ne font pas long feu. »
On le voit, le paradigme de cette véritable « culture d’entreprise » promue par AB, est l’optimisme et la créativité de la jeunesse. AB se veut en rupture avec la traditionnelle rigidité de l’entreprise française et promeut un capitalisme managériale à la mode depuis les années 80. Chez AB, on ne porte pas la cravate et on tutoie ses collègues, quels qu’ils soient. Les équipes doivent être jeunes, optimistes, fières de travailler pour la marque AB. L’émulation collective au service de la cause, avec beaucoup d’argent en jeu. Beaucoup.
« Berda c’était le financier, il s’occupait du business, des relations avec les chaînes, mais absolument pas de l’artistique »
Claude Berda alias B, le « boss », voit néanmoins son influence personnelle s’accroître à vitesse grand V. Fabien Remblier le dépeint dans son autobiographie [6] comme un patron influent, manipulateur, le cigare à la bouche et accessoirement beau frère de Laurent Fabius, alors homme politique de premier plan. La directrice des castings Aude Méssean dresse le même type de portrait pour « So Film », celui d’une véritable caricature du PDG moderne : « C‘était le financier, il s’occupait du business, des relations avec les chaînes, mais absolument pas de l’artistique. J’étais au CE, quand il me parlait, c’était pour me dire qu’il fallait baisser le salaire des figurants. »
Néanmoins, Berda n’est pas complètement insensible à l’élan de créativité qui touche la bande d’AB. Son apport à l’univers de Bonheur City est loin d’être mineur, puisqu’il est à l’origine d’une des meilleurs productions de la firme, diffusée au tout début des années 90 sur la Cinq : Cas de Divorce. La réalisatrice Ariane Gil était revenue pour le site UneIdole.fr sur la genèse de ce projet dément et culte : « C’était une idée de Claude Berda, qui signait sous le pseudonyme de Claude Abbé ! Il avait très envie de faire de la production. A l’époque, je divorçais… pour la troisième fois ! Cas de divorce m’a permis d’exorciser mon propre divorce. Je voulais vraiment que ce soit ridicule et rigolo ! J’inventais plein de situations folles, avec tous ces témoins qui arrivent à la dernière minute… Il ne faut pas prendre Cas de divorce au premier degré ! C’est loufoque ! »
« Jean-Luc est quand même un genre de génie ! Tour à tour génie du bien, génie du mal, il doit se sentir près de Machiavel »
Mais dans l’ensemble, Claude Berda garde ses distances vis-à-vis de l’univers des sitcoms. C’est tout le contraire du A, Jean-Luc Azoulay. Il est le créatif. Il le dit d’ailleurs lui-même : « J’aime travailler, créer, produire. » Pour la plupart de ses collaborateurs, il est un « génie ». Corbier en parle mieux que personne sur son site : « Jean-Luc est quand même un genre de génie ! Tour à tour génie du bien, génie du mal, il doit se sentir près de Machiavel, mais bien sûr il n’en a pas … le génie ! (…) Un jour un ami m’a dit : c’est peut-être un génie ton Azoulay, mais c’est surtout un despote… C’est assez curieux car c’est une des définitions qu’il s’attribue volontiers : « Vous voyez, je suis une lumière ! J’aime être allumé, comme ce projecteur ! D’ailleurs je suis un des spots…éclairé ! » Le calembour ne dissimule pas la révélation ! »
Fabien Remblier, l’ex Jérôme de Premiers Baisers, est aussi très enthousiaste quand il s’agit de parler de son ancien patron : « A la fin des années 80, personne ne savait véritablement ce qu’était une sitcom. Il y avait eu Maguy quelques années auparavant, mais c’était à peu près tout ce que le public français connaissait des sitcom (…), il reste pour moi un génie de la télévision. J’ai une grande admiration pour le personnage, il a senti des choses avant tout le monde. »
« Nous fabriquons un produit qui doit être le même du numéro 1 au numéro 200. Comme on fabrique des gâteaux… mais des bons gâteaux »
Jean-Luc Azoulay est l’omnipotent producteur artistique du groupe AB. Écrivant principalement sous le pseudonyme Jean-François Porry, c’est une sorte de visionnaire, en même temps qu’un bourreau de travail comme il le raconte à la revue « So Film » : « J’écrivais tout seul 30 % des scénarios et je faisais les séquenciers avec mes co-auteurs. Pour que toutes les séries se tiennent, il faut bien un master writer, quelqu’un qui ait tout bien en mémoire. C’était moi. Alors j’avais toujours le final writing, je réécrivais tout pour que ce soit cohérent (…) 3000 épisodes ? C’est comme le vélo, plus on en fait, plus c’est facile. »
Si la dimension productiviste de la « méthode AB Productions » a suscité un flot de critiques intarissable, les différentes personnalités de l’entreprise ont pour autant toujours chercher à la défendre. Dans un documentaire suisse sur les coulisses d’AB, le réalisateur Jacques Samyn a su par exemple trouver la comparaison culinaire idéale : « Nous faisons une télévision industrielle (…) nous fabriquons un produit qui doit être le même du numéro 1 au numéro 200. Comme on fabrique des gâteaux… mais des bons gâteaux ! »
Un « marchand de merguez »
Quant à Claude Berda, il se définit plutôt comme un « marchand de merguez. » Mais le producteur se vante toutefois de « proposer une nouvelle façon de faire la télé. » En effet AB s’installe en plein alors en pleine banlieue, dans la plaine Saint-Denis, « proche des mauvais quartiers » comme tient à le préciser Daniel Picouly, grand ami et défenseur de Claude Berda. L’écrivain va jusqu’à affirmer que « tout le monde là-bas doit tout à Claude Berda. » Il s’étonne même qu’il n’y ait pas encore « une allée Claude Berda. »
Il est vrai que l’idée d’installer AB Productions dans ce quartier peu glamour était « comparable à l’enfer ; c’était un endroit très mal fréquenté. On ne sortait jamais du studio et, quand on partait le soir, on fermait bien les portes des bagnoles et on ne traînait pas trop… c’était bien craignos. Certains se sont même fait agresser dans le métro en rentrant », comme le rappelle dans un journal à scandale un ancien comédien resté anonyme. [7]
« On a été beaucoup plus dynamique dans l’investissement des moyens techniques que les chefs d’entreprise normaux dans ce métier »
Claude Bartolone, député socialiste de la Plaine Saint-Denis depuis les années 80, de tendance « fabusienne », est autre grand ami de Claude Berda. L’influent homme politique admire lui aussi l’audace et la réussite d’AB dans sa circonscription : « Il fallait le faire, il y en aurait beaucoup qui auraient regardé le bénéfice à la petite semaine, qui auraient empoché, qui auraient vécu peut être d’une manière très luxurieuse (sic) mais qui n’auraient jamais bâti cet outil industriel. »
L’entreprise AB est donc considérée à juste titre comme une industrie vitale pour l’économie française, notamment en termes d’infrastructures et d’emplois. Berda lui-même insiste sur ce point : « Il a été investi entre 160 et 200 millions de francs dans l’immobilier, les studios, les moyens techniques (…) On a été beaucoup plus dynamique dans l’investissement des moyens techniques que les chefs d’entreprise normaux dans ce métier. »
AB production est ainsi dans les années 90 un « empire dans l’empire TF1 ». Beaucoup d’hommes politiques, de gauche ou de droite, ont des liens avec le groupe AB devenu en quelques années une véritable « industrie télévisuelle ». Le binôme Berda/Azoulay devient rapidement une référence incontournable dans le milieu politico-télévisuel. Jean-Luc Azoulay se lie ainsi d’amitié avec des personnalités puissantes, comme avec Édouard Balladur – le « presque » président de la République – ou bien le sulfureux Patrick Balkany, dit le « seigneur » de Levallois-Perret.
« Imaginez un hybride de Darryl Zanuck et de Dario Moreno, bloqué éternellement sur ses 14 ans, cherchant chez l’interlocuteur l’adolescent qui sommeille »
Dans son portrait d’Azoulay, Louis Skorecki met en avant cette différence de mentalité entre les deux producteurs, annonciatrice du grand schisme qui marquera à jamais l’histoire d’AB à la fin des années 90 : « Les rires enregistrés accompagnent Azoulay, dessinent les étapes de sa carrière impressionnante. Pour lui, tout n’est qu’un long fleuve tranquille. Il fait partie de la grande famille du show business plutôt que de celle de la télé ou du cinéma, dont il ignore les frontières exactes. Azoulay affirme ne connaître personne dans le milieu de la télévision: « Je ne sors pas, c’est Berda qui fait les mondanités. Il sort pour deux. » (…) Jean-Luc Azoulay ressemble à un ours en peluche (…) Imaginez un hybride de Darryl Zanuck et de Dario Moreno, bloqué éternellement sur ses 14 ans, cherchant chez l’interlocuteur l’adolescent qui sommeille. »
D’où vient alors cette incroyable inspiration qui force le respect ? Le producteur ne se l’explique pas : « C’est surnaturel, l’écriture. » Concernant son rapport à la musique, Jean-Luc Azoulay se fait encore plus énigmatique : « Une chanson, c’est plus étrange encore, on ne sait pas d’où ça vient. » Ce qui est certain, c’est que JLA est un parolier boulimique, certainement l’un des plus prolifiques de sa génération, mais aussi celui qui s’est le plus inspiré de… lui-même ! En effet, le producteur n’a pas eu honte de reprendre en compagnie de son musicien Gérard Salesses les mêmes sons, les mêmes textes et les mêmes mélodies pour ses différents artistes.
Louis Skorecki a su parfaitement décrire le style imparable d’Azoulay : « La simplicité d’une chanson orientale, le refrain entêtant d’un twist répétitif, c’est au son de ces musiques minimales et optimistes que Jean-Luc Azoulay, qui ne connaît jamais l’angoisse de la page blanche, écrit, écrit, et écrit encore. »
« J’écoutais pas mal de choses, les juifs d’Algérie, vous le savez peut-être, sont pour la plupart d’origine espagnole, c’était donc des flamencos, des musiques espagnoles, c’est ce que mes grands-parents aimaient »
Ayant baigné dans la musique durant son enfance à Sétif, le producteur revient sur ses multiples influences : « J’écoutais pas mal de choses, les juifs d’Algérie, vous le savez peut-être, sont pour la plupart d’origine espagnole, c’était donc des flamencos, des musiques espagnoles, c’est ce que mes grands-parents aimaient. Et moi, j’écoutais Radio Monte-Carlo, où il y avait tous les tubes. Aujourd’hui, le raï réveille des choses en moi, ce sont des harmonies qui ont bercé mon enfance. Si le raï marche, c’est d’abord parce qu’on manque de mélodies, actuellement. »
Et en matière de mélodie, JLA a su offrir quelques chansons légendaires, comme le méga tube Hélène, je m’appelle Hélène. D’une simplicité presque enfantine (« bête comme chou, mais il faut le faire » dira Skorecki), l’hymne de la génération AB est encore aujourd’hui un titre à caractère universel. Pour preuve, son incroyable succès en Asie, et plus particulièrement en Chine où les places de ses concerts s’arrachent à plus de 180 euros en 2015 ! La preuve quelque part du génie d’un producteur pas vraiment prophète en son pays.
« Il va toujours où on ne l’attend pas et se fiche de l’opinion des gens »
Jean-Luc Azoulay est un personnage mystérieux, un peu fou. Il semble que pour le comprendre, il est nécessaire de voir et revoir ses sitcoms. Un personnage sort du lot : celui de Monsieur Girard de la saga Premiers Baisers. Le père de Justine et Hélène est, tiens donc, un scénariste de télévision. On le suit quotidiennement dans l’écriture de sa propre série, « Amour Toujours ». Monsieur Girard y fait part de ses doutes d’écrivain, de ses inspirations, de ses complexes de n’être que scénariste pour la télé, et bien sur de ses relations avec les acteurs et actrices, les producteurs, le show-biz…etc. Il est certain que Jean-Luc Azoulay utilise cet avatar pour faire passer des messages à ses propres comédiens. Mais aussi à la profession en général, aux « vilains » journalistes ou directement au public.
Ainsi, il n’est pas rare d’entendre Monsieur Girard critiquer le comportement des comédiens de son feuilleton « Amour Toujours », ou encore les caprices de son producteur Berdoulay. Un patronyme qui contracte les noms deux producteurs AB… En outre, la vie de Monsieur Girard colle parfois de près à celle de JLA. Par exemple, dans l’épisode « Violences » de Premiers Baisers, on peut voir Monsieur Girard expliquer à Annette qu’il a « fait » Mai 68. Ainsi, JLA peut raconter indirectement « son » Mai 68, dont il tire un bilan plutôt positif, tant pour l’éducation que pour le combat féministe. JLA va jusqu’à raconter à travers la voix de son personnage qu’après les grèves de Mai-Juin, il s’est tellement ennuyé qu’il a commencé à écrire. Sans Mai 68 pas de sitcoms AB ? Quelle ironie !
Ce discours est toutefois assez étonnant quand on connaît la culture politique véhiculée par AB Productions, qui penche largement à droite [8], sans oublier que les sitcoms ont toujours été plutôt traditionalistes dans leur vision de la société (dépolitisée et quasiment sans immigrés), de la famille (un côté « mariage pour tous » avant l’heure), de la sexualité (il ne vaut mieux pas être gay chez AB)…etc.
JLA le libéral-libertaire
C’est que Azoulay est en réalité à la fois réactionnaire et libertaire. Le terme de libéral-libertaire forgé par Michel Clouscard [9] pourrait plutôt bien coller à cet ex soixante-huitard, ou plus simplement l’étiquette d’anar de droite. Ni totalement « de droite », surtout pas « de gôche », Jean-Luc Azoulay a néanmoins fini par afficher officiellement son soutien à Nicolas Sarkozy… C’est en tout cas sa capacité à jouer avec les tendances politiques et sociales du moment, mais aussi à créer des modes, à rire de sa propre image et de ses propres productions qui font de lui un auteur inclassable. JLA est ce type de producteur qui est capable de faire dire à ses personnages de sitcom « qu’il ne faut jamais croire ce qu’on dit à la télé » ou bien que « quand on est jeune, on a d’autres choses à faire que regarder la télévision ! »
C’est enfin la scénariste d’AB Patrica Bitschnau qui parle le mieux de son ancien patron : « Oui il est comme ça… il l’a toujours été. Il est de confession juive, il épouse une catho… il va toujours où on ne l’attend pas et se fiche de l’opinion des gens ! » [10]
« L’audimat, c’était la version officielle. Mais la vérité, c’est qu’on lançait AB Sat et que Le Lay a décidé de nous tuer »
En quelques années, le succès d’AB est total. Au milieu de la décennie 90, la société fondée par Azoulay et Berda est devenue un empire industriel et médiatique incontournable. En plus d’un arsenal de sitcoms et de mangas, AB diversifie son offre par une politique d’acquisition de programmes. L’achat de la série Friends, que Berda considère à l’époque comme une « pâle copie de Hélène et les Garçons » (!) est un coup de génie.
Mais le succès agace. Les critiques contre Dorothée et les sitcoms pleuvent, principalement de la part de l’intelligentsia parisienne, obligeant AB a réagir. La gloire soudaine des gens d’AB suscite ainsi jalousie, convoitise et méfiance dans le microcosme de la télévision française, des médias et du monde politique français. La montée en puissance d’AB menace la toute-puissance de TF1, elle-même enjeu de tous les pouvoirs. En effet la privatisation de la première chaîne a bouleversé la vie politique et économique française. Dorénavant, TF1 est n’est plus placée sous la tutelle de l’État mais sous celle de ses actionnaires. Propriété de Francis Bouygues, TF1 joue toujours un rôle politique à part entière, en tant qu’acteur essentiel dans le traitement de l’information et comme instrument au service des hommes politiques.
Et ce qui devait arriver arriva. L’histoire de la cassure entre TF1 et AB est désormais bien connue. On évoque à ce sujet un « règlement de compte industriel ». La société AB est jugée « morte par trop d’ambitions », principalement à cause du projet « AB Sat ». L’idée est alors pour Claude Berda de devenir enfin diffuseur et concurrencer à la fois Canal et TPS. « La logique de Patrick Le Lay est compréhensible. Je deviens un concurrent. Il va pas nourrir en son sein un serpent, si je veux paraphraser, à mon détriment (sic), les classiques français », admet lucidement Claude Berda.
« L’audimat, c’était la version officielle. Mais la vérité, c’est qu’on lançait AB Sat et que Le Lay a décidé de nous tuer. On devenait des concurrents de TF1, il ne le supportait pas. Donc il a supprimé le Club Dorothée et les séries d’un seul coup », se console tristement Jean-Luc Azoulay. « Le réseau, je m’en fiche, ce n’est pas ma passion. Ce qui m’intéresse, c’est d’avoir des chaînes de télé » expliquait-il alors prophétiquement à Libé.
« Il n’y a rien de pire pour un chef d’entreprise, enfin un chef d’entreprise comme moi, que d’avoir à licencier »
Les conséquences sont terribles pour l’entreprise : « La page la plus noire de l’histoire d’AB » selon Berda. En effet l’entreprise doit pour la première affronter une crise interne qui rompt avec le succès jusque-là quasi ininterrompu. Berda se remémore avec une pointe d’émotion et une pincée de mégalomanie cette difficile période : « Y a rien de pire pour un chef d’entreprise, enfin un chef d’entreprise comme moi (sic), que d’avoir à licencier un collaborateur, un employé qui n’a pas démérité (…), et il faut vous dire que moi j’étais peut-être le parrain de plus d’une trentaine d’enfants dont j’étais obligé de licencier le père ou la mère. C’est un moment épouvantable, le plus épouvantable pour un chef d’entreprise. »
Néanmoins ce qu’il semble avoir le plus traumatisé le patron, c’est le Code du Travail et la loi française en général. Jamais la langue dans sa poche, Aude Méssean donne ainsi une autre version de l’histoire, moins glorieuse : « Je n’ai jamais autant eu de relations avec Berda qu’à l’époque du plan social. Il ne comprenait pas qu’en tant que cadre, je puisse défendre les salariés. » On comprend mieux désormais ainsi la situation « épouvantable » vécue par Berda en 1997 !
Avec la chute du Club Dorothée, c’est véritablement la fin d’une époque. TF1 a rapidement écrasé son rival. Surtout, c’est le petit monde imaginaire forgé par Azoulay qui vole en éclat. La « famille AB » que Bernard Minet vante encore aujourd’hui a définitivement explosé. Pour JLA la mise en place d’un plan social était « assez douloureuse, parce que c’était tous des amis, des gens qu’on aimait bien. »
« Le procès AB est un emblème de la lutte contre les droits des intermittents de la part des producteurs »
Pourtant, passée la séquence émotion, tout ce beau petit monde va rapidement se retrouver devant le tribunal. L’édifice AB (qui avait déjà connu un annonciateur incendie quelques mois avant, faisant d’énormes dégâts matériels) montre clairement ses limites. Du côté des acteurs commence une bataille juridique qui ne s’est jamais vraiment arrêtée depuis. « Le procès AB est un emblème de la lutte contre les droits des intermittents de la part des producteurs. La voie sur laquelle nous étions engagés était dangereuse pour toute la profession (…), Quand un producteur employait un salarié à temps plein en tant qu’intermittent pendant plusieurs mois, il pouvait très bien le mettre à la porte sans la moindre rémunération. Beaucoup de sociétés employaient donc des gens sous le régime des intermittents alors qu’ils ne l’étaient pas et de ce fait illégal. Il y a eu d’autres procès de ce genre, mais nous avons été les seuls à aller jusqu’en Cassation. Notre arrêt fait aujourd’hui office de jurisprudence et est beaucoup utilisé dans les métiers de la production », résume Fabien Remblier, l’une des figures de la lutte pour les droits des anciens comédiens d’AB.
« Il y a eu une cassure entre les comédiens qui n’ont pas souhaité (ou pu) quitter l’univers AB et les comédiens en procès »
L’esprit « Bonheur City » paraît ainsi bien loin. Beaucoup de comédiens « made in AB » ne s’étaient pas préparés à un « après-AB ». Chômage, fisc, procès, « étiquette AB » et ostracisme de la part de la profession qui n’attendait qu’une chose : que se fracasse la société AB. Voilà ce sombre tableau qui a attendu les figures de « Bonheur City ». Il y a eu en outre une cassure entre les comédiens qui n’ont pas souhaité (ou pu) quitter l’univers AB (ou la « cours de JLA » selon l’expression moqueuse de Fabien Remblier) et les comédiens en procès ouvert, notamment pour toucher des dividendes sur les rediffusions. Les sitcoms ont en effet des audiences très honorables depuis qu’elles tournent en boucle sur les diverses chaînes du groupe AB sur la TNT, faisant le bonheur nocturne de nombreux sitcomologues.
Le cas du succès matinal des Filles d’à Côté est assez exceptionnel. Le site Toutelatele donne des chiffres qui paraissent incroyable : « Ce mercredi 30 septembre 2015, neuf épisodes ont été rediffusés entre 2h50 et 6h40 du matin, avec un certain succès pour TMC puisque le diffuseur est arrivé en tête des audiences nationales (…) Dès 5h30 du matin, Les filles d’à côté était leader national. L’épisode « La gagnante » a attiré 106 000 Français en moyenne, soit 12.2% du public âgé de 4 ans et plus, contre 9.8% de part de marché pour Une histoire, une urgence, et 7% pour la rediffusion de Plus belle la vie sur France 3. » De quoi vraiment croire à la réalisation du remake de la sitcom culte tant attendu par les fans.
Le grand schisme
Une page va cependant se tourner définitivement quand « A » divorce de « B ». Claude Berda considère être arrivé en 1997 à un tournant de l’histoire de l’entreprise. Face à la concurrence de TF1 et Canal, il décide de faire un « blackout » sur la production. Il restait en effet à AB les productions de séries comme Navarro ou l’Instit (héritées du rachat d’Hamster Productions en 1996). Mais pour Berda, produire ne sert plus à rien sauf à « prendre des coups » dans le milieu. Il exhorte alors Azoulay à arrêter la production pour se consacrer exclusivement à AB Sat.
Dans un premier temps, le producteur accepte le deal. Mais au moment même de signer le contrat de vente, JLA se tourne vers Berda et refuse de s’engager dans ce qu’il considère comme une « trahison« . Ne pouvant abandonner son « œuvre », Jean-Luc Azoulay rachète les séries d’Hamster et lance sa propre société, sobrement baptisée « JLA Productions ». Berda se retrouve alors seul à la tête d’AB, mais le groupe reste associé à la nouvelle boite de JLA.
« IDF1, un projet assez fou puisqu’il s’agit de créer une chaîne à son image, une sorte de télévision post-Club Do »
Après avoir tenté sans réussite de « refaire du AB » à travers la sitcom Le Groupe (sorte de Hélène et les Garçons 2.0 qui aurait connu le bug de l’an 2000), JLA poursuit son épopée télévisuelle avec un projet ambitieux : IDF1. Projet assez fou en réalité, puisqu’il s’agit de créer une chaîne à son image, une sorte de télévision « post-Club Do ».
On retrouve alors pendant un temps l’esprit et une partie de l’équipe qui a fait partie de la désormais mythique aventure des « années sitcoms ». Pour sa réalisation, JLA s’est employé à recaser « ses » comédiens maisons. Patrick Puydebat a ainsi pu devenir le présentateur vedette d’IDF1. La comédienne et femme du patron, Isabelle Bouysse, a été aussi de la partie (elle est devenue depuis co-dirigente de sa société…). D’autres ont tenté leur chance avec plus ou moins de talent : Lynda Lacoste, Laly Meignan, Laure Guibert…etc. Mais seul l’inénarrable Jacky a durablement marqué de son empreinte la chaîne, animant avec l’éclat et la passion qu’on lui connaît un show quotidien, le – déjà – culte JJDA.
En parallèle, JLA Productions n’a pas cessé de produire des séries pour d’autres chaînes : Camping Paradis reste une valeur sûr pour TF1, tandis que le projet Dreams sur NRJ12 n’a pas eu le succès escompté. D’autres productions ont aussi eu leur petit succès d’estime : SOS18, La Baie des Flamboyants, Victoire Bonnot, le remake des Rois Maudits…
« La chaîne IDF1 reste dramatiquement cantonnée à un statut de chaîne locale, ou plutôt francilienne »
Passé l’euphorie des débuts, IDF1 n’a pas franchement réussi à s’imposer. Déjà, la chaîne IDF1 reste dramatiquement cantonnée à un statut de chaîne locale, ou plutôt francilienne. Toutes les tentatives de JLA devant le jury du CSA pour faire d’IDF1 une chaîne de la TNT ont été des échecs fracassants. En outre, l’effet Club Do n’a pas pris. L’animatrice star des enfants devenus adultes n’est devenue l’animatrice phare d’aucune émission.
Quant aux « ex-stars AB », elles se sont avérées être de très médiocres animateurs. Pire, malgré un énorme revival AB Productions en 2010-2011, c’est la chaîne TMC qui diffuse les Mystères de l’Amour (vendu par Berda à TF1 sous la forme de package avec NT1 pour la modique somme de 195M en 2009). IDF1 doit se contenter des miettes (des rediffusions des Mystères de l’Amour, ainsi que quelques sitcoms dont les droits ont été rachetés à AB…).
Pire, IDF1 est malheureusement devenue la chaîne officielle de la telenovela en France ! Croyant dur comme fer à ce type de programme pour le public français (et surtout parce que ça ne coûte rien), JLA n’a plus que les séries cheap d’Amérique du Sud à proposer à ses rares téléspectateurs restés fidèles. Triste.
Entre produire des séries, et gérer une chaîne de télévision, le gouffre est immense. N’est pas Claude Berda qui veut. Le « B » est aujourd’hui loin des galères financières de son ancien compagnon de fortune, avec qui il garde une relation froide mais cordiale (il est apparu sur la scène d’un concert de Dorothée à l’Olympia ayant suivi la sortie d’un nouvel album en 2010).
Exilé fiscal en Suisse puis aujourd’hui en Belgique, Berda est un milliardaire qui pèse encore, même s’il vend moins de merguez qu’à la grande époque. Si la chaîne XXL demeure encore une énorme source de revenus pour l’entreprise, Jook Vidéo, le service à la demande made in AB est un immense échec. Car pour faire de la VOD de qualité à prix compétitif, il faut posséder un catalogue à la hauteur. Et AB n’est pas Netflix…
AB reste une entreprise importante qui a su se diversifier (dans l’immobilier notamment), même si l’on prête au patron des envies de vendre le groupe. On se dirige alors peut-être vers la fin de ce qui est peut-être la plus grande aventure artistique, industrielle et capitaliste de ces dernières décennies.
1- Chat avec Jean-Luc Azoulay, Le Point, 29/06/2007.
2- « Label Hélène », Louis Skorecki, Libération, 18 novembre 1998.
3- « Claude Berda : un groupe audiovisuel indépendant », VisionsMag, 2013.
4- Dossier spécial AB dans So Film, n°14, Octobre 2013.
5- La Télé par AB, Reportage par Isabelle Wan Hoi en 2006.
6- REMBLIER Fabien, Les Années Sitcom, Médiacom, Paris, 2006.
7- La vérité sur les séries AB : Sexe, drogue et Dorothée : DOSSIER FHM MAI 2008.
8- Dans une interview donnée au site UneIdole.fr, Dan Simkovitch alias Madame Bellefeuille, donne une anecdote édifiante : « J’ai aussi été virée car j’étais syndicaliste, à la CGT. Je suis de gauche, et eux fêtaient la victoire de Chirac. Moi je faisais la gueule !«
9- CLOUSCARD Michel, Néo-fascisme et idéologie du désir, 1973. Réédition : Le Castor Astral, 1999.
10- Patricia Bitschnau nous a confié que « oui, JLA a bien fait mai 68, mais il n’était pas sur les barricades. Moi je ne suis plus d’aucune couleur politique (…), ex hippie… mais le coeur y est, oui !«