Tourner cette scène a vraiment été une grosse partie de rigolade ! Je connais Philippe depuis vingt ans quand même, et je dois admettre que choper sa bouche n’était pas quelque chose de facile… Mais on a pris sur nous et on s’est bien marré !
Patrick Puydebat.
Quand Jean-Luc Azoulay décide de tourner un épisode spécial, Coups de folies, l’objectif est clair : faire du « buzz » pour que les réseaux sociaux et le grand public s’enflamment devant les aventures psychédéliques des héros d’Hélène et les Garçons.
« Du mépris, au mieux de l’ignorance, au pire une vision ultra caricaturale et homophobe »
Mais en créant une relation homosexuelle entre José et Nicolas, Jean-Luc Azoulay (JLA) brise une image, construite depuis les débuts de l’univers AB. Car l’homosexualité dans l’œuvre azouléenne, c’est une longue histoire de mépris, au mieux d’ignorance, au pire une vision ultra caricaturale et homophobe.
C’est que les temps ont changé, entre les sitcoms nées au début des années 90 et les Mystères de l’Amour de 2013, année du « mariage pour tous ».
L’histoire de la représentation des homosexuels dans les séries télévisées a aussi été bien traitée ces dernières années. Rappelons avec Sullivan Le Postec, précurseur sur le sujet, qu’avant les années 70, « la télévision, média familial par excellence, peut difficilement accorder une place à ce sujet tabou. Si un-e homosexuel-le vient à être plus ou moins franchement mis à l’image, il le sera alors dans un cop-show. Un contexte qui multiplie les occasions de, presque systématiquement, le mettre en scène comme au mieux, un marginal, au pire, un désaxé ou un asocial. Il n’y a pas de place pour une identification positive ».
De Starsky et Hutch à Dynasty, en passant par Dallas, l’homosexualité gagne ainsi peu à peu de terrain. Mais aux États-Unis comme en France, les années 90, il existe encore peu de personnages homosexuels crédibles. Pas étonnant donc que les sitcoms AB productions n’introduisent pas de personnages gays ou lesbiens dans Premiers Baisers ou Hélène et les Garçons.
Au contraire, c’est une vision traditionnelle de la famille et de ses valeurs qui est prônée par AB. Souvenons-nous des analyses de Dominique Pasquier sur le couple Nicolas-Hélène : « Son attrait, c’est sa capacité à incarner dans la série la promesse du mariage et de la fondation d’une famille. Sans doute parce qu’ils sont les seuls à témoigner à l’écran de la qualité qui rend le mariage possible : la fidélité ». Quelle place alors accorder aux homosexuels ?
Rigidité morale et norme hétérosexuelle
« Nicolas est en perdition sentimentale et a été sodomisé par son ami José dans les Mystères de l’Amour »
En 2013, l’analyse de la sociologue ne tient plus. Nicolas est en perdition sentimentale et a été sodomisé par son ami José dans les Mystères de l’Amour. Que s’est-il passé ? Il faut d’abord comprendre l’attitude de JLA : plus qu’un simple épisode gag ou ovni, la provocation du scénariste et producteur se veut ici dans une perspective auto-parodique.
C’est un épisode qui joue en effet avec la rigidité morale et hétéronormée des productions AB qu’on a pu décrire par le passé. JLA triture ainsi son propre univers, s’amuse à braver des codes qu’il a lui-même créés. Il semble jouir de se voir lui-même déconstruire l’imaginaire de toute une génération qui a grandi sous l’influence des grandes figures hétérosexuelles que sont José et Nicolas. Son tweet quelques heures après la diffusion de l’épisode en est la preuve manifeste.
Contrairement à une idée reçue, la France et plus particulièrement AB Productions ne sont pas en « retard » sur la cause LGBT, par rapport aux États-Unis notamment. Sullivan Le Postec, dans son article fondateur, le constate amèrement : « C’est en cela, aussi, qu’il est véritablement triste que rien de notable puisse être signalé avant la deuxième moitié des années 90. Avant cela, l’homosexualité ne sera jamais que l’occasion pour un ‘‘héros récurrent citoyen’’ de résoudre un ‘douloureux problème’. Et encore, un épisode et puis basta ! La chaîne et les créatifs s’en contentent facilement pour se donner bonne conscience (…) » Il y a bien certes une exception notable avec le personnage de Nicolas et son coming out dans Une Famille Formidable en 1992, diffusée par TF1.
AB reste ainsi dans la norme de l’époque. Même la sitcom du service public Seconde B n’échappe pas à la « règle », en traitant le sujet de manière superficielle. Le contexte est donc essentiel pour comprendre la nature du traitement de l’homosexualité dans les années 90.
« La forte proximité masculine entre les cinq Musclés aurait pu être le terreau favorable à des premières expériences homosexuelles »
Pourtant dès les premières sitcoms d’AB Prod’, on aurait pu penser que le sujet de l’homosexualité puisse être au minimum évoqué. Avec Salut les Musclés, par exemple, la série racontant les aventures de cinq musiciens célibataires vivant sous le même toit. Cette proximité masculine aurait pu être le terreau favorable à de premières expériences homosexuelles. Malheureusement, les zicos de Dorothée restent uniquement obsédés par les attraits de la gent féminine. Ainsi, jamais Rémy ne lèchera la framboise de Framboisier…
Dans Premiers Baisers, le personnage freudien qu’est Luc aurait pu semer le doute, du moins au début de la sitcom : maniéré, vivant à l’écart des autres, il semble clairement plus attiré sexuellement par la MILF Madame Girard que par les filles de son âge. Mais on ne connaîtra jamais la véritable nature de sa relation avec sa mère, ni même son histoire familiale. Non, Luc finit au contraire par normaliser son comportement en sortant avec la cousine des Girard. Raté.
Laly et son boyfriend gay dans la sitcom Hélène et les Garçons
C’est avec Hélène et les Garçons qu’une première allusion à l’homosexualité masculine peut être relevée. En effet, un certain Jimmy (rien à voir avec le viril viking suédois) et Laly vivent une romance alors que tout porte à croire que ce garçon est en réalité… homosexuel. Bien évidemment le mot n’est jamais prononcé. Mais à plusieurs reprises, les filles en discutent entre elles, se posent des questions sur la sexualité de ce Jimmy et manifestent ostensiblement leur dégoût quant à sa vraie nature…
« Jimmy, le premier personnage secondaire homosexuel n’en est pas vraiment un, ou du moins, semble vivre sa différence sexuelle comme une errance sentimentale et/ou sexuelle »
Cet amour secret (Laly sort à ce moment avec Sébastien) finit par se concrétiser malgré les hésitations du pseudo-gay : on inflige alors au téléspectateur une longue scène suggestive en extérieur, dans laquelle il peut admirer les deux tourtereaux se baladant dans une fête foraine, mangeant sensuellement une pomme d’amour et bien sûr s’embrassant goulûment.
Mais un événement va mettre un terme à cette conversion à la « normalité hétérosexuelle » : Sébastien a un grave accident de moto et tombe dans le coma. Laly vit la situation comme une punition quasi-divine et largue ce pauvre Jimmy, alors que celui-ci venait de comprendre enfin qu’on « pouvait tomber amoureux d’une fille. »
Ainsi, le premier personnage secondaire homosexuel n’en est pas vraiment un, ou du moins, semble vivre sa différence sexuelle comme une errance sentimentale et/ou sexuelle, finissant par se rendre compte qu’il est bel et bien amoureux d’une femme. Inutile de dire qu’on ne le reverra plus jamais.
Nous l’avons dit, le contexte de la décennie 1990 est important pour comprendre l’absence d’une quelconque problématique homosexuelle dans les premières sitcoms AB. Créations qui sont d’autant plus hermétiques à parler de ce type de « déviance » qu’elles s’adressent aux enfants et adolescents, a priori considérés comme innocents et pures par TF1 et cie.
Short moulant et histoire de trou de balle…
C’est donc tout naturellement vers les Filles d’à Côté, sitcom destinée plus vraisemblablement à un public plus mature, que les regards se tournent. Car la sitcom à « milf » n’a pas cette fois pour protagonistes principaux des ados, mais des adultes ostensiblement en manque de sexe. Un des personnages sort vite du lot : c’est Gérard, le gérant de la salle de sport. L’homme au short rayé moule-kiwi et au Marcel improbable peut être considéré comme le premier homosexuel officieux d’AB.
En effet, si au départ Gérard Vivès, qui incarne avec passion ce rôle, joue avec un certain doigté, très vite Gérard passe au niveau supérieur pour devenir une version sous stéroïdes de la Cage aux Folles. Avec toutefois un bémol, car jamais Gérard n’affirme être gay, ni n’a de contacts physiques poussés avec un autre homme (du moins à l’écran).
« Heureusement que je ne suis pas une fille, sinon ce garçon, je lui sauterais dessus ! »
Pourtant les allusions sont nombreuses et édifiantes, ne laissant planer aucun doute sur ses penchants pédérastes. Pour que la morale soit préservée, Gérard s’en tient à des insinuations, laissant aux scénaristes s’en donner à cœur joie avec un humour lourd et gras. Ainsi Gérard s’adressant à ses consœurs : « Heureusement que je ne suis pas une fille, sinon ce garçon, je lui sauterais dessus !» ; Gérard et sa chatte : « Tu vois Adeline, quand t’auras une jolie petite chatte comme moi, tu seras obligée de la bichonner » ; Gérard qui mange une banane comme il mangerait un phallus…etc, la liste est quasi-infinie.
Le personnage de Gérard devient alors un symbole pour les spécialistes des représentations de l’homosexualité dans les séries : la caricature du gay, la folle de service, comme si la pièce de Jean Poiret était le seul point de référence possible pour introduire un homo.
Gérard constitue ainsi l’archétype du gay à la télévision française, forcément précieux et ridicule à souhait. Amandine Prié, brillante analyste, le constate amèrement : « Fin 93 débarque la sitcom navrante Les Filles d’à côté, avec le personnage tout aussi navrant de Gérard, employé dans une salle de gym et trimbalant à lui seul plus de clichés sur les homosexuels qu’il n’est permis d’en ressasser pendant toute une vie. Gérard, de son vrai nom Marcel —qu’il a changé car il trouvait que Marcel sonnait trop viril—, est bodybuildé, huilé, épilé, extrêmement efféminé et dépourvu de toute vie sexuelle, cantonné dans le rôle du gentil voisin serviable et à l’écoute des filles. D’à côté, donc ».
« La scène, navrante de stupidité et de vulgarité, suffit à elle seule à illustrer tout le mépris dans laquelle la télévision française et le public (du moins une partie) tiennent l’homosexualité en 1995 »
On doit à Sullivan Le Postec d’avoir déterré un cas vraiment limite du traitement de l’homosexualité par AB : l’épisode des Nouvelles Filles d’À Côté, le bien nommé « Le trou de balle ».
Amandine Prié est revenue sur cet hallucinant épisode : « Il raconte la terrible découverte de Gérard: un impact de balle, dans sa salle de bains. Tout est dit dès les cinq premières minutes, au cours desquelles Gérard, affolé, raconte sa mésaventure en ces termes, le tout ponctué des rires hystériques du public: « J’ai trouvé un trou de balle dans ma salle de bains. Alors je me suis approché pour être sûr de ce que c’était. (…) Je ne suis pas un spécialiste, vous comprenez!» La scène, navrante de stupidité et de vulgarité, suffit à elle seule à illustrer tout le mépris dans laquelle la télévision française et le public (du moins une partie) tiennent l’homosexualité en 1995 ».
« Ultime affront, à la fin de la sitcom, Gérard se « convertit » à l’hétérosexualité pour se marier avec… une fille, Stéphanie… »
Ultime affront, à la fin de la sitcom, Gérard se « convertit » à l’hétérosexualité pour se marier avec… une fille, Stéphanie. Interrogée sur ce point, la scénariste Patricia Bitschnau justifie cette ultime provocation : « Une idée de JLA qui adore perdre les gens dans les labyrinthes de son esprit tortueux… Un gars qui a l’air PD (sic) et qui ne l’est pas, quoi de mieux ».
Si on ne peut nier que JLA aime bien avant tout se foutre des gens, un constat s’impose néanmoins : l’homosexualité est encore et toujours perçue comme une déviance, une bizarrerie qui finit toujours par se terminer en (re)conversion à la normalité hétéro. A l’instar de ce qu’il se passe avec Jimmy tombant amoureux de Laly et découvrant qu’on peut tomber amoureux d’une fille. La quête d’un retour vers le « droit chemin » est donc possible, sinon obligatoire. Faut quand même pas déconner.
Mais où sont les homos ?
Dans la flopée de sitcoms qui déferlent après les succès initiaux des premières productions AB, il n’y a toujours pas de place pour l’homosexualité. Le Miel et les Abeilles aurait pu nous offrir une telle situation, considérant la grande liberté scénaristique de la sitcom la plus sucrée et déviante d’AB. Mais rien de tel à se mettre sous la dent. Pas même une petite séance de masturbation collective entre les « abeilles », ni même de petits cunnilingus entre copines (les nombreuses scènes entre Lola et Joëlle en pyjama, deux cousines, dans la chambre virginale, pas si inimaginable).
Au même moment, le Collège des Cœurs Brisés entre dans la danse. Et dans la sitcom la plus psychédélique d’AB qui raconte les malheurs sentimentaux des adolescents, l’homosexualité aurait pu avoir dignement sa place. Une unique référence est faite directement, lorsque les élèves apprennent qu’un nouveau cœur brisé a vu son petit ami partir avec un autre garçon. Leur réaction ne laisse alors que peu de place à l’interprétation : « Ooooh, c’est dégoûtant ».
« Tom Schacht reste un objet à femmes, un toy-boy en proie à toutes les pulsions hétérosexuelles classiques »
Le personnage de Jimmy, autre comédien bodybuildé, poilu et viril à souhait, sévissant dans plusieurs sitcoms (Garçons de la Plage, Nouvelles Filles d’À Côté, Miracle de l’Amour), a toute latitude à nous offrir un rôle de gay. Tom Schacht a un physique de viking mais est avant tout d’une grande préciosité (voir son impeccable brushing). Il possède la palette idéale pour plaire aux jeunes téléspectateurs gays ou en devenir. Malheureusement, Jimmy reste un objet à femmes, un toy-boy en proie à toutes les pulsions hétérosexuelles classiques.
Dans un autre genre, la Philo selon Philippe aurait pu aborder le sujet. Déjà philosophiquement et éthiquement, histoire de redorer le blason d’AB. Pourquoi ne pas avoir imaginé un épisode dans lequel ce cher Phil, qui aime tant s’occuper de la vie sentimentale de ses élèves, puisse trouver les mots afin de guider un jeune garçon vers la voie de l’émancipation ? Et tel un éraste, Phil le béotien s’occuperait de son éromène sous le regard bienveillant de Muriel.
Plus crédible, on aurait pu soupçonner une liaison de type homosexuel entre les deux trublions de service, Zikowsky et Roussel. Les deux abrutis de service, toujours ensemble, sans jamais avoir de copines, sont louches. On a du mal à croire qu’ils sèchent les cours uniquement pour aller parier sur des courses de chevaux. C’est d’autant plus vrai que le rôle de Zykowsky est interprété par Benjamin Tribes, comédien affichant ouvertement son homosexualité. Encore une occasion ratée par AB.
Premier baiser… homosexuel dans une sitcom AB
C’est d’une sitcom malheureusement passée tristement inaperçue à l’époque qu’un nouvel homosexuel fait enfin son apparition : Élisa un Roman Photo. Et grande première, l’homosexualité est enfin affichée, revendiquée et surtout montrée à l’écran. C’est à inénarrable Omnès qu’est accordé cet immense honneur.
Excellent comédien que nous avions interviewé, lui-même gay (ce qui n’est, pour rappel, pas le cas de Gérard Vivès) et sans langue de bois, il nous avait raconté son rôle, pas évident à incarner chez AB : « J’ai créé mon personnage. J’amenais souvent mes fringues, (mon kilt, mon perf, mes tee-shirts…..) je demandais pour tel ou tel maquillage, c’était rigolo de créer ça. J’aimais mon personnage, le fait que je pouvais (je ne suis pas comme ça dans la vraie vie je vous jure) oser, aller loin, délirer. »
Omnès bat des records dans le domaine de la caricature : il est dans la mode, porte des kilts, parle et gesticule comme la pire des tantouzes
Élisa étant relativement confidentielle et écrite par un auteur à la sensibilité différente, Omnès peut exister en tant que gay assumé et nous offrir la première scène de baiser entre deux hommes dans une sitcom AB. Cependant, 1996 oblige, on n’est pas encore prêt à montrer un personnage homosexuel sans caricature.
Parce que oui, Omnès bat des records dans ce domaine : il est dans la mode, porte des kilts, parle et gesticule comme la pire des « tantouzes ». Bête de foire, Omnès l’est, et c’est bien dommage car le comédien joue avec une telle sincérité qu’on aurait pu voir autre chose.
« On a tourné un épisode, pendant lequel je disais non, non, à toutes les demandes de caricatures grotesques. Le lendemain, coup de tel, j’étais viré »
Or on retrouvera notre ami Omnès dans une autre sitcom, Pour Être Libre, dans une version encore plus caricaturale (la sitcom des 2be3 étant elle-même un monument de l’homo-érotisme, notamment par ses scènes de douches collectives). AB n’a pas de limite, et nous le savons que trop bien sur ce site.
Ce sera alors la fin de l’aventure pour Omnès, fatigué du manque d’imagination consternant d’AB Prod : « Après, on m’a proposé encore chez AB un autre rôle, dans une nouvelle série, et là, aïe, je devais refaire le gay, la folle, l’extraverti. J’ai dit ok pour le personnage gay, mais niet pour la folle exubérante. J’ai donné, j’ai fait le tour. Je me souviens que c’était Ariane (Carletti, ndlr) qui en était responsable. On a tourné un épisode, pendant lequel je disais non, non, à toutes les demandes de caricatures grotesques. Le lendemain, coup de tel, j’étais viré….tant mieux. »
La fin des « années sitcoms », qui correspond à la fin des années 90, voit les mentalités évoluer doucement. Avec l’arrivée de Yoyo Jospin au poste de premier ministre, l’idée d’une union civile entre deux personnes du même sexe commence à faire son chemin dans la société française.
A la télévision, et plus particulièrement dans les séries, les choses changent progressivement. Le Postec rappelle qu’aux États-Unis, la série Ellen et le coming out conjugué de la comédienne et de son personnage ont été un électrochoc. En France selon lui, « À la toute fin des années 90, les directeurs de fiction des chaînes se décident enfin à s’emparer un peu du sujet, la structure de la fiction française, séries à récurrents bâclées d’un côté, unitaires ‘auteurisants’ de l’autre, fera qu’il sera traité au travers de téléfilms plus ou moins événementiels ».
PACS, Cage Aux Folles et saphisme
Mais chez AB Prod’ à la fin de l’année 1997, on reste peu perméable face à ce changement de paradigme. La sitcom Les Années Bleues va tenter toutefois d’opérer l’articulation entre l’humour franchouillard classique et un traitement (un peu) plus approfondi de l’homosexualité.
Interprété par l’excellent Benoît Solès, le personnage néo-gay de Jean-Marc en est certainement l’exemple le plus abouti en la matière. Rodrigue et son ambiguïté constante sur sa sexualité mérite aussi qu’on le remarque. Autre personnage digne de figurer au panthéon des folasses d’AB, le patron du bar joué par Hervé Jouval vaut le détour.
« Comme toujours chez AB, un homosexuel n’existe pas en tant que tel, seule une certaine forme de bisexualité est à la rigueur considérée comme viable »
Et surtout, grande première, l’homosexualité féminine est pour la première fois présente dans une sitcom AB lorsque la bien nommée Sibylle (jouée par la subversive Ève Peyrieux) tombe amoureuse de Virginie. Bien évidemment, tout ça n’a aucun sens. Encore une fois les pseudos-homos de la série ont des attirances déviantes car ils sont désorientés, ou tout simplement des malades mentaux. Ainsi Jean-Marc, attiré par Luc, finit par tomber amoureux de la belle Sarah. Comme toujours chez AB, un homosexuel n’existe pas en tant que tel, seule une certaine forme de bisexualité est à la rigueur considérée comme viable.
De son côté, Sibylle la lesbienne peut laisser perplexe : elle passe une nuit avec Luc, qui lui raconte que Virginie est une déesse, sans coucher avec lui. Perturbée, elle va chez le psy pour finalement se souvenir que petite fille, elle avait embrassé une autre fille et que le professeur qui les avaient surprises les avaient punies. Elle décide alors de rencontrer Virginie et s’évanouit (jouit) de plaisir en la voyant. Mais son homosexualité a des limites : pour pouvoir approcher la sensation d’être avec sa déesse, elle couche avec Luc et Anthony tout en criant le nom de Virginie lors de l’orgasme finale… Du JLA dans le texte.
« Luc est mal à l’aise quand il se fait draguer par un homme, mais on a cette étrange impression qu’il ne dirait pas non »
Toujours plus malicieux (ou pervers), JLA s’amuse enfin à travers l’ambiguïté sexuelle de ses personnages a priori purement hétérosexuels. Luc et Anthony sont pour ainsi dire pour la première fois confrontés à la séduction masculine. Luc est mal à l’aise quand il se fait draguer par un homme, mais on a cette étrange impression qu’il ne dirait pas non. Avec son collègue Jean-Marc, une certaine tension sexuelle jouissive pour le téléspectateur se met alors en place. Ce n’est pas le cas d’Anthony, qui lui reste tellement hétéro que sa façon d’aborder les « pédés » se limite à une énième parodie de la bonne vieille Cage aux folles, avec plus ou moins de bonheur selon l’humour de chacun.
Stoppée en plein tournage, la sitcom des Années Bleues n’a pas pu aller au bout de son concept. Qui sait, Luc aurait pu finir par coucher avec un homme après l’annonce finale de Virginie lui avouant sa nouvelle idylle avec ce maudit Eric Dietrich? Tout est possible avec JLA, ce que va confirmer la suite avec la série justement nommée Les Mystères de l’Amour.
« Le coup du placard »
Un autre cas pourrait être évoqué comme rendez-vous manqué entre la thématique de l’homosexualité et l’univers AB. Avec la sitcom Le Groupe produite au début des années 2000, le sujet aurait pu être enfin mieux développé. Pourtant, rien ou presque ne se passe. Dans le casting, aucun personnage de gay n’est présent, malgré la présence de Julien Zuccolin qui aurait fait un parfait candidat.
Néanmoins, dans l’épisode n°35 « Histoire de placard », on voit enfin un gay apparaître à l’écran.
Le résultat est à nouveau catastrophique. Le rôle est attribué à un personnage d’Anglais un tantinet loufoque, un ex de Géraldine qui fait dans le business. Bien entendu, personne ne remarque qu’il gay, alors que l’Anglais affirme lui-même être enfin « sorti du placard ». Le trio féminin du Groupe passe franchement pour des demeurées : elles ne comprennent ni l’expression du « placard » (une d’entre elles va jusqu’à penser qu’il revient de taule…), ni son jeu de séduction lourdingue auprès de leurs propres petits copains.
Mais le plus important est que ce personnage demeure une sempiternelle caricature de gay : il est soigné, maniéré voire précieux. Surtout, il ne pense qu’au cul, cherchant sans gêne qui serait le meilleur coup de la bande… En outre, son origine anglaise l’exclu de toute « normalité » (avec les inévitables poncifs du type « Oh mais ils sont comme ça les Anglais », « ce sont des gens très libérés là-bas »). C’est pourquoi, si on inversait les rôles, il serait la caricature d’un parisien homosexuel et précieux du Marais au sein d’un groupe d’hétéros britanniques pur jus.
Nico et José, true romance ?
Après la longue parenthèse des Vacances de l’Amour assez peu intéressante pour notre sujet (Rudy le Sri Lankais dont l’interprète est gay aurait pu l’être, mais JLA n’a pas été dans ce sens, dommage), le retour de la bande d’Hélène à Paris dans les années 10 du XXI° siècle ouvre de nouvelles perspectives.
Le contexte a changé aussi. Aux États-Unis, l’homosexualité dans les séries a fait un sérieux bond en avant, dans des séries avant-gardistes (Six Feet Under, Oz, The Wire) ou grand public (Buffy contre les Vampires, All my Children). Il y a aussi Plus Belle la Vie en France qui fait bouger les choses, quoi qu’on en dise.
« JLA nous offre alors un de ses fantasmes jusque-là invisible à l’écran : le lesbianisme érotico-sensuel »
JLA lui reste dans sa bulle. Mais il est important de rappeler qu’il n’est plus sur TF1, qu’il n’a plus de compte à rendre à personne et surtout, que son public a grandi. Si JLA maintient les fondamentaux par l’intermédiaire d’histoires de sectes, de trafiquants, de prises d’otages…etc, il introduit un personnage à la sexualité trouble : Ingrid, la maquerelle d’un bordel de luxe et bisexuelle à tendance dominatrice. JLA nous offre alors un de ses fantasmes jusque-là invisible à l’écran : le lesbianisme érotico-sensuel.
Toutefois, il ne faut pas se tromper : encore une fois, l’homosexualité est traitée de manière caricaturale. Ici, montrer des lesbiennes à l’écran sert avant tout au plaisir visuel des téléspectateurs mâles, une invitation au porno soft et non à un traitement percutant de la question de l’homosexualité féminine. Ainsi Angèle, la jeune fille innocente et naïve qui tombe sous l’influence de la perverse Ingrid, puis sous la coupe d’une secte ridicule où le saphisme est ouvertement pratiqué, relève avant tout du cliché hétéro de base qui veut se branler pépère.
Il a donc fallu attendre 2013, année où la question des droits des homosexuels a atteint son paroxysme dans la société française, pour que JLA introduise une relation homosexuelle plus ou moins crédible entre deux de ses plus importants personnages. Les deux « historiques » Nicolas et José tombent en effet amoureux l’un et l’autre dans un épisode annoncé comme un « ovni » par Patrick Puydebat himself.
« Beaucoup de fans de la série ont été choqués »
Premier constat, il faut un traitement ironique pour que l’homosexualité soit filmée dans les Mystères. Comble du cynisme, il est impossible de douter que JLA utilise cette problématique pour faire avant tout du « buzz », comme il l’avait fait peu avant avec la fameuse histoire du #Annettegate.
Le résultat a sûrement dépassé ses attentes les plus folles. L’épisode « Coups de Folies » a explosé l’audimat, tout le monde en a parlé sur Twitter, d’Emmanuel Eboué à Daphné Burki en passant par les inévitables mass médias qui s’en sont donné à cœur joie.
De leur côté, beaucoup de fans de la série ont été choqués. Nous passerons rapidement sur les remarques homophobes, assimilant l’homosexualité à la pédophilie, pour faire le constat qu’il existe un sentiment partagé (pas forcément de manière consciente) par de nombreux fans : les aventures créées par JLA ne lui appartiennent plus vraiment. Elles sont désormais l’objet d’une sorte de patrimoine commun appartenant à toute une génération.
Au-delà du simple dégoût inspiré par les scènes homosexuelles de l’épisode (importantes à prendre compte, l’homophobie semble avoir encore de belles heures devant elle), un certain public n’aime pas qu’on touche à ses idoles. Beaucoup ont dit que leur enfance avait été brisée une fois de plus avec les conneries de JLA. On aura quand même la malice de rappeler que l’univers de JLA est bien loin cette imagerie bisounours depuis fort longtemps…
Heureusement, une bonne partie du public a aussi apprécié l’épisode, à l’instar des sitcomologues. Car oui, passé l’effet de surprise, il faut admettre que cet épisode est plutôt bien interprété par ses principaux protagonistes. Puydebat lui-même a avoué que l’idée de faire un épisode à part était une volonté des acteurs eux-mêmes, probablement lassé par la monotonie de la série.
« Ah non ça n’a rien à voir, c’est toi et moi on se connaît depuis 20 ans, c’est de l’affection, ça veut pas dire qu’on est gays »
JLA a assurément dépassé l’attente de ses comédiens, mais l’essentiel est là. Filmer à l’écran Nicolas et José se déclarer leurs sentiments, les voir s’embrasser, les contempler après leur relation sexuelle supposée intense (« J’ai mal au genou », dixit Nicolas), voilà ici le grand coup de maître de JLA. On le sait, cet idylle n’existe pas, elle sera effacée lors de l’épisode suivant car Nicolas et José ne peuvent pas être fondamentalement homosexuels. Mais avoir osé cet épisode, c’est montrer que c’est dorénavant dans l’ordre du possible. AB avait une dette envers les homosexuels, minorité (à l’instar d’autres) longtemps martyrisée.
- – José : « J’aurais jamais pensé à ça, jamais.
– Nico : Moi-non plus. Et c’était bien ?
– José : Tu plaisantes ? Putain c’était super, je n’ai jamais ressenti ça avec aucune femme.
– Nico : Ben moi-non plus. Par contre j’ai une douleur au genou, j’ai du faire un faux mouvement.
– José : Tu te rends compte qu’on est gay ?
– Nico : Non attends ça veut rien dire.
– José : Attends tu plaisantes on vient de…
– Nico : Ah non ça n’a rien à voir, c’est toi et moi on se connaît depuis 20 ans, c’est de l’affection, ça veut pas dire qu’on est gays.
– José : Bah putain on est des bons potes. »
Aujourd’hui, il est possible de voir grâce à internet de nombreux témoignages de gays et lesbiennes, téléspectateurs à l’époque des sitcoms AB. On constate qu’ils sont partagés entre amertume et reconnaissance. Certains auraient voulu voir des personnages s’affichant comme homosexuels, au pire un meilleur traitement de la question. C’est largement compréhensible mais on a pu voir les difficultés que cette représentation a pu poser jusqu’à la fin des années 90.
« J’ai été surprise par le nombre de sous-entendus lesbiens dans les dialogues »
D’un autre côté, beaucoup ne sont pas rancuniers et au contraire se souviennent a posteriori de premiers émois devant leur télévision. C’est le cas de cette blogueuse, qui avec beaucoup d’humour, analyse son propre cas dans un article nommé Mes héroïnes d’AB Productions : « Dans le froid de l’hiver parisien, je suis tombée par hasard sur les rediffusions de Les filles d’A Côté. C’était l’hiver dernier, j’avais 23 ans, pleinement conscience de mon état de lesbienne patentée et tout est apparu comme une évidence : cette série fait clairement l’apologie de l’homosexualité et surtout du lesbianisme. Ils ont voulu nous faire croire que Gérard n’était pas homosexuel en le faisant se marier à la fin de la série, mais tout le monde le savait, il en a toujours grave pincé pour les garçons. Mais c’est pas tout, quand j’ai regardé ces (oui, y’en avait plusieurs à la suite, et alors ?) épisodes, j’ai été surprise par le nombre de sous-entendus lesbiens dans les dialogues. Alors, non, ce n’est pas mon esprit tordu qui voit des allusions saphiques partout, c’était bel et bien vrai (…) Ce matin là, la stupéfaction était remplacée par de l’admiration. J’exagère à peine mais mettre une caricature d’homosexuel et arriver à caler des réflexions lesbiennes dans les dialogues d’une série à grand succès sur une chaîne comme TF1, moi je dis, chapeau les gars d’AB Prod’ ».
Gageons que dans le futur nous aurons droit à un traitement enfin normalisé de l’homosexualité dans une série étiquetée JLA Productions. Plus Belle la Vie a bien réussi à le faire, elle. Dans les derniers épisodes, Chloé, la benjamine des Girard, semble avoir une histoire lesbienne en perspective. Alors pourquoi pas ?
En outre, pour aller plus loin, pourquoi ne pas non plus évoquer d’autres situations rarement traitées et pourtant parfaitement intéressantes : la transsexualité par exemple, totalement occultée ? A quand une petite opération chirurgicale pour Laly la Brésilienne ?
Discussion3 commentaires
c’est dans quel épisode du collège des coeurs brisés qu’il y a le « ohhhh c est degeulassse » ?
« Avec Salut les Musclés, par exemple, la série racontant les aventures de cinq musiciens célibataires vivant sous la même maison. Cette proximité masculine aurait pu être le terreau favorable à des premières expériences homosexuelles. Malheureusement, les zicos de Dorothée restent uniquement obsédés par les attraits de la gente féminine. »
Non :
Avec Salut les Musclés, par exemple, la série racontant les aventures de cinq musiciens célibataires vivant SOUS le même TOIT (ou DANS la même MAISON). Cette proximité masculine aurait pu être le terreau favorable à DE premières expériences homosexuelles. Malheureusement, les zicos de Dorothée restent uniquement obsédés par les attraits de la GENT féminine.
Ou plutôt :
Cette proximité masculine aurait pu être le terreau favorable à UNE OU PLUSIEURS premières expériences homosexuelles.